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Sans temps mort ni une once d’ennui, Wajdi Mouawad interpelle les spectateurs autour d’un spectacle de 6 heures, ponctué par les explosions du port de Beyrouth. Il interroge le destin d’hommes et de femmes bousculés, détruits, transmués par la guerre…

De l’histoire familiale au mythe

La scène d’ouverture est résolument contemporaine, évocation du départ de la famille de Wajdi Mouawad du Liban : le père a tout à coup décidé que mère et enfants prendraient le premier avion en partance pour Rome ou Paris, selon le hasard du tableau des départs affiché à l’aéroport de Beyrouth. Il y a urgence. L’enfant de 10 ans – Talyani – doit faire sa valise mais sourd aux appels de sa mère, il demeure assis à une table, s’obstinant à résoudre de plus en plus vite un Rubik’s Cube et d’autres énigmes posées par la racine carrée de 2 et par l’inexistence dans la nature de la forme géométrique parfaite du carré. Il dialogue avec un vieillard qu’il est seul à voir.

Ce vieil homme est un autre lui-même, projeté dans le temps, et dont l’apparition simultanée relève de la magie du théâtre, de la rigueur théorique de la simultanéité quantique, de l’éternité des mythes universels : l’image évoque celle du sage Vyasa, devenu adulte peu après être né, écrivain du Mahabharata, épopée fondatrice de l’hindouisme qu’il dicte au dieu Ganesh : la guerre destructrice de la Planète en est l’événement central, avant l’errance à travers cette même Planète désertée par les humains… mais d’où surgit à nouveau un enfant. Sa rencontre puis son dialogue avec un vieillard, poète détenteur de l’Histoire, permet le recommencement…

Fantasmer sur des possibles

L’œuvre théâtrale et romanesque de Wajdi Mouawad porte une interrogation fondamentale : quel est l’effet du « hasard » sur nos vies ? Les événements, et parmi eux les plus tragiques comme la guerre, nous contraignent perpétuellement à des choix. Que ce serait-il passé si le hasard en avait décidé autrement, si sur le tableau des départs à l’aéroport de Beyrouth, le vol de Rome avait précédé celui de Paris. Que serait-il advenu du petit Wadji/Talyani s’il s’était retrouvé une kalachnikov entre les mains au lieu d’« un crayon Staedtler pigment liner 0,05 résistant à l’eau sur papier et à la lumière ».

Wajdi Mouawad Texte Racine carréelAliette Armel

La mort engendre le renouveau de la vie

Sur scène, cinq Talyani possibles se croisent : l’un plasticien québécois, l’autre chauffeur de taxi parisien, l’un neurochirurgien italien, l’autre marchand de jeans au Liban.

Le cinquième est un meurtrier, condamné à mort au Texas pour avoir abattu, de sang-froid, un couple d’inconnus qui se trouvait à l’avant d’une voiture… mais ce Talyani criminel – qui aurait fasciné Truman Capote – a épargné le bébé dans son couffin, posé sur la banquette arrière.

Devenu Wyo, réalisateur de documentaires, l’enfant sauvé de la mort mais plongé dans le désastre de l’assassinat de ses parents, tente paradoxalement de convaincre Talyani de faire appel de sa condamnation et de vivre.  Dans un des longs monologues ponctuant la pièce, performances d’acteurs à couper le souffle portant l’intelligence théâtrale et l’interprétation artistique à ses plus hauts sommets, Wyo invoque la Naissance de Venus de Botticelli, tableau dont la découverte et la contemplation, à l’âge de neuf ans, a marqué le début de sa Renaissance à lui, l’enfant qui ne se serait jamais trouvé face à tant de beauté, de liberté et de joie si sa vie s’était déroulée sans rupture, entre un père officier de police et une mère ancrée par sa famille près d’un supermarché Walmart au Texas. « Le malheur a fait de moi une fiction extraordinaire plus riche que ne pourrait jamais être cette chose triste qu’on appelle la réalité, affirme Wyo. […] Rien, rien ne peut sortir de positif du meurtre de Samuel et Aurora. Aussi horrible cela peut être, ce n’est pas vrai. Moi. Je suis devenu meilleur. »

« Reprendre le filet déchiré, maille après maille […] recoudre, astre à astre, la nuit… » (Philippe Jaccottet)

Vous ne comprenez pas tout ? Les arguments du pardon accordé par Wyo au meurtrier de ses parents vous paraissent dépourvus de sens… comme tant d’autres raisonnements fondés sur des visions du monde étrangères qui traversent à la vitesse des météorites le plateau du Théâtre de la Colline ? Les actes parfois dérangeants posés sur scène, les personnalités profondément humanistes ou abjectes qui s’expriment tour à tour, les démonstrations brillantes et fascinantes sur la mécanique quantique émises par une chercheuse coupable d’inceste contre son père, ou l’agression d’une critique d’art par un plasticien défendant l’espace où il entend se protéger, allument dans nos esprits des incendies de pensées qui réduisent en poussière les idées toutes faites et les clichés médiatiques…

Le rythme est rapide, la course effrénée parfois… et, subitement, les acteurs se déplacent à pas lents, frôlant la stase. L’intelligence de la scénographie permet aux différents Talyani d’intervenir dans une même scène et aux dialogues de s’entrecroiser sans pourtant rendre inaudible le sens.

C’est un grand moment de théâtre, une grande leçon d’écriture à tous les niveaux (texte, mise en scène, décors, inserts vidéo et audio, direction d’acteurs). Un public de tous âges prolonge ses ovations à la fin du spectacle pour exprimer son plaisir, sa joie et son entrée en résonance avec les pistes envisagées pour continuer à exister et à être soi. « Santé à tous et bonheur au jour qui se lève ! » Telle est l’ultime réplique de la pièce dans un ultime décor  totalement peint en vert, couleur de l’espérance.

Mais a-t-on le droit de se réjouir de la puissance d’une performance artistique alors que l’actualité rend le sujet dont elle est nourrie si sensible, la situation politique qu’elle évoque si inextricable, les drames personnels et collectifs dont elle rend compte si horribles et dévastateurs ?

Comment oser philosopher là alors qu’il y a urgence pour faire face à la mort, particulièrement à celle de milliers d’enfants ?

Wajdi Mouawad n’élude pas la question. Il ne sait lui apporter qu’une seule réponse : « la couleur verte » ! Depuis les premières répliques de Racine carrée du verbe être c’est la formule qui sert de « joker » lorsqu’il n’y a pas de réponse à une trop bonne question, posée, la plupart du temps, par un enfant…

Extrait

« Comment cela se fait, alors que l’univers a cette élégance d’être traduite à travers des formules aussi sublimes que f = ma ou e = mc2, comment cela se fait que le mal existe et pourquoi aucune vie n’est exempte de souffrance ? Cette schizophrénie entre beauté et violence, entre harmonie et douleur se trouve inscrite jusque dans la moindre particule qui constitue toute chose. Dans certains livres de vulgarisation [de la mécanique quantique] on trouve cette idée qu’un électron a la faculté d’être à la fois là et là […] La physique moderne explose ce schéma et introduit la notion de simultanéité. Si je suis là c’est parce que je suis là-bas. Comme si en multipliant les possibles, l’univers apportait une réponse au mal et à la douleur faisant en sorte que le malheur que nous subissons dans une vie nous évite de le subir en même temps dans les autres. Chaque dimension protège les autres. Ce qui a failli advenir influence ce qui advient, l’incertain influence le certain ». (p. 164)

Références

  • Wajdi Mouawad, Racine carrée du verbe être, Léméac/Actes Sud-Papiers, 2023
  • Wajdi Mouawad, Racine carrée du verbe être, Théâtre national de la Colline, 20 septembre-22 décembre 2024, durée 6h (incluant deux entractes).
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