Richard Powers - Raie manta | Aliette Armel

Passion pour l’océan, la science, la littérature et l’art, puissance de création hors du commun, force psychique face aux tourmentes, goût du jeu – échecs, go, danse avec des raies mantas géantes, dialogue avec l’intelligence artificielle – écriture de fictions vertigineuses, bénéfices financiers insensés…… Leurs talents, leurs découvertes scientifiques ou artistiques fascinantes, avancées merveilleuses et périlleuses pour l’humanité, les ruptures d’équilibre successives dans leurs vies personnelles animent, séparent et rassemblent tour à tour Evie, Todd, Rafi et Ina, les quatre personnages de ce somptueux roman choral.  Ils se retrouvent sur l’île de Makatea pour un final époustouflant qui laisse le lecteur ébahi, enrichi, propulsé dans une réflexion sur la place de l’homme à la surface du « globe terre », de « la Planète Océan ». Peut-être n’est-il pas trop tard pour « Le fils de l’homme » semble conclure Richard Powers qui, comme son ami Bruno Latour (1947-2022), persiste à croire au pouvoir du récit pour transformer les consciences.

Richard Powers - Un jeu sans fin - couv | Aliette Armel

Quatorzième roman de Richard Powers, Un jeu sans fin est le troisième volet d’un triptyque consacré aux êtres vivants trop longtemps perçus par les hommes comme objets de pure consommation. Il a été initié par L’arbre-monde, prix Pulitzer 2019, ample roman choral orchestré comme une symphonie, tissant les destins de neuf personnages se retrouvant autour de la défense des arbres, « créatures sociales et sociables », indispensables à la biodiversité. Plus intimiste et sensible, le second volet de la trilogie, Sidérations, est situé dans un futur crédible car bien des aspects y évoquent notre présent. Il explore la relation entre un père et son fils qui veut garder le souvenir de sa mère et faire fructifier son héritage militant pour l’avenir de la Planète, et en particulier la mémoire de ses découvertes autour des plantes et de leurs bienfaits.

Makatea – île de la Polynésie française

« Vers l’âge de 20 ans, a expliqué Richard Powers à Nathalie Crom de Télérama, j’avais entendu parler des îles du Pacifique Nauru, Banapa, et Makatea, en Polynésie française, et de l’exploitation de leurs gisements de phosphate par des compagnies minières, au détriment des besoins vitaux de la population locale. »
Le roman Un jeu sans fin a pour point d’ancrage Makatea. Son maire a une décision écrasante à prendre : faut-il accepter le projet présenté par une société américaine de construction d’un seastanding, d’une « ville flottante », avec toutes ses promesses de développement commerciales mais aussi ses risques environnementaux majeurs qui vont bouleverser les conditions de vie sur l’île ?

Le maire obtient que ce soit ses 82 administrés qui prennent la décision, à travers un référendum dont l’annonce, les discussions et le vote tissent un des fils conducteurs du livre.

Evie, Evelyne Beaulieu – océanographe

Un jeu sans fin est le troisième volet d’un triptyque romanesque initié avec L’Arbre-monde, où Richard Powers rend manifeste l’idée « que d’autres créatures – plus grosses, plus lentes, plus anciennes, plus durables [que les humains] – mènent le jeu, fixent le climat, nourrissent la création et créent l’air même qu’on respire ».  Ces axiomes sont scientifiquement démontrés et prouvés par des femmes qui s’imposent dans une communauté scientifique très masculine, luttent pour transmettre leurs convictions, souvent au détriment de leur vie personnelle que Richard Powers sait rendre complexe et romanesque. Le personnage de Patricia Westerford, la botaniste de L’Arbre-monde, était inspiré par la scientifique canadienne Suzanne Simard. Dans Un jeu sans fin, Evelyne Beaulieu l’océanographe installée à Makatea, plonge encore à 90 ans dans les abîmes sous-marins, fascinée par leur beauté, leur richesse et l’intelligence ludique des créatures géantes qui les habitent – comme les raies manta. Ce personnage de femme hors du commun fait écho à la très réelle Sylvia Earle exploratrice des abysses, directrice d’une agence américaine d’observation océanique, créatrice de Mission Blue pour la protection des aires marines, enseignante, mais aussi mère de trois enfants…

Todd Keane et Rafi Young – amis et génies de la tech

« Impose une mise, mon pote. Force-les à payer pour jouer ! » C’est le conseil capitaliste que donne Rafi le jeune noir venu des quartiers pauvres à son ami Todd inventeur de Playground, plate-forme IA de génération d’informations et d’images… Rafi a raison. Mais ce conseil, son utilisation par Todd et le vertige suscité par les bénéfices financiers sans limites qui en découlent, ont aussi raison de l’amitié des deux jeunes surdoués, scellée d’une manière qu’ils croyaient indéfectible autour de parties épiques de jeu de go. Le roman suit leur parcours depuis l’enfance, jusqu’à la démence à corps de Lewy qui détruit le cerveau de Todd et les menaces pesant sur Makatea où Rafi a trouvé refuge auprès d’Ina.

Ina Aroita – artiste polynésienne

Après une errance comme femme de ménage dans des hôtels de luxe d’îles de l’archipel micronésien, Ina a poursuivi des études d’art plastique dans une université américaine prestigieuse où elle a rencontré Rafi et Todd. Elle a décidé de s’installer à Makatea « pour y jardiner, y pêcher, tisser et tricoter un peu, élever deux enfants et tenter de se rappeler pourquoi elle vivait ». Un monceau de déchets plastiques devient entre ses mains une sculpture gigantesque et monstrueuse, « puissante, océanique et taboue, archaïque et mythique », symbole de Makatea et de toutes les luttes pour la résilience d’un monde enfoui sous les rebuts…

PROFUNDA

Parmi les personnages essentiels aux développements les plus inattendus du roman, il ne faut pas oublier Profunda, la machine envoyée à Makatea par l’investisseur américain pour répondre à toutes les questions des habitants sur le projet d’île artificielle et ainsi influer sur leur vote. “Tu multiplieras nos pouvoirs au-delà de tout contrôle » a prédit Todd Keane à sa création, Profunda. Le lecteur ne découvre qu’à la page qui suit le point final du livre, le rôle dévolu à Profunda par Richard Powers, pour l’instant toujours maître de ses architectures narratives savantes.

Références

  • Richard Powers, Un jeu sans fin, trad. par Serge Chauvin, Actes Sud, 416 p., 2025
Partager cet article

Laisser un commentaire

Pour être informé des dernières nouvelles,
abonnez-vous à la lettre d’info !

Une fois par mois, découvrez l’actualité des ateliers d’écriture, mes nouvelles publications de ressources et les nouveautés de mon journal de bord.