Pouvoir du récit / L’exemple de saint François

Porté par de multiples récits, 800 ans après sa mort, le nom de François résonne toujours des valeurs dont le saint d’Assise est l’emblème : pauvreté, joie, humilité, service

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Bellini, Saint-François dans le désert, c. 1480, Frick Collection, New-York

Bellini, Saint-François dans le Désert, c.1480, Frick Collection, New-York

« François d’Assise. Huit cents ans après sa mort, son nom garde encore une résonance particulière. Pour un peu, on dirait qu’il fait sourire, comme si la gaieté du saint se communiquait jusqu’à nous. Mais sourire pourquoi et sourire de quoi ? De rien de précis, de bonne humeur, sourire parce qu’en ces années sombres que nous traversons, quelqu’un nous dit que le monde est encore beau, que la joie est toujours là et qu’elle nous attend, la joie du cœur, la paix de l’âme. […] Il est tellement simple, qu’il semble parfois difficile à comprendre, parce que nous sommes des êtres compliqués et qu’on nous a fourré dans la cervelle trop de choses inutiles qui flattent notre vanité, mais qui encombrent notre intelligence et l’empêchent de fonctionner, alors que la sienne est restée libre comme celle d’un enfant, un enfant qui a traversé l’âge d’homme avec ses heures sombres et ses faux paradis pour émerger un jour dans la lumière d’un amour au-delà du langage humain ». (Julien Green, « Frère François », in Œuvres complètes, t. VI, Gallimard, La Pléiade, p. 1762)

Depuis ses origines, l’histoire du fils de Dame Pica et du drapier Pierre de Bernardone fait récit, suscite l’intérêt et l’attention. Il frappe suffisamment les témoins pour qu’ils gardent en mémoire ses faits et dits. Ceux qui savent écrire les collationnent dans de très nombreux textes formant l’immense corpus des sources franciscaines, initié du vivant même du saint et fortement enrichi juste après sa mort et sa canonisation soudaine (2 ans seulement après son décès !). De génération en génération, des écrivains, croyants ou païens, se sont appropriés cette destinée inouïe pour en nourrir hagiographies, biographies, contes, essais, romans, poèmes… et les récits autour de François d’Assise ont aussi été transmis par l’image, par les peintures de Cimabue, Giotto, Bellini.

Le pouvoir de ces récits a fait traverser les siècles à ce dont François, ce « frère universel » selon François Cheng, est, pour tous et chacun, le nom…

I. Ce dont le prénom « François » est devenu le nom

Le nom, parlons-en, d’abord et avant toute chose…

Le nom donné à l’enfant fait partie de l’être et désigne l’identité et il influe sur sa destinée. Dans le catholicisme, le nom place aussi l’enfant sous la protection d’un saint, et s’ils sont plusieurs à l’avoir porté, les parents précisent celui auquel ils se réfèrent. Lorsque Dame Pica accouche, dans les derniers jours de 1181 ou les premiers de 1182, son mari, le père de l’enfant, le drapier Pierre de Bernardone est en voyage d’affaires dans le sud de la France. La mère décide donc seule du prénom de l’enfant qu’elle fait baptiser au plus vite comme c’était de coutume en ces temps de très forte mortalité infantile. Elle choisit de confier son « Giovanni » à la protection de Saint Jean le Baptiste (et non de Saint Jean L’Evangéliste!). Elle place donc ainsi son fils dans le sillage d’un homme qui a tout abandonné pour mener une vie ascétique et annoncer la venue du Christ. À son retour, Pierre de Bernardone réfute cette parenté, cet avenir de prophète pénitent tracé pour ce fils auquel il veut, lui, léguer son affaire florissante. Pierre de Bernardone doit beaucoup à la France, y compris sans doute sa femme Pica, d’origine française. Son fils s’appellera donc Francesco. Qu’importe si aucun saint n’a jamais porté ce nom ! Ce n’est pas un sujet pour le père très loin d’imaginer et plus encore de souhaiter que son fils devienne le premier « Saint François » ! Et qu’à son tour, les générations futures se réfèrent à ses mérites pour baptiser leur propre fils François. Ce n’est pas à cette postérité que Pierre de Bernardone s’attendait ! À cette accumulation de textes, de récits de prêches et de miracles, sur lesquels s’est forgé et toujours se forge ce dont Francesco, François, est pour tous, et pour chacun d’entre nous, le nom.

La force de ce que représente ce nom est telle qu’en 2013, le jésuite argentin Jorge Mario Bergoglio a choisi de s’appeler « François », ce qu’aucun pape n’avait fait avant lui, mais il l’a fait non pour créer une lignée (François I aurait été l’annonciateur de François II ou III), mais pour marquer une rupture, un temps nouveau y compris sur le plan de la gouvernance de l’Église. « Concevoir le mandat religieux comme un exercice de service et non de domination : voilà ce que dit le nom choisi par le nouveau pape, écrit l’historien Jacques Dalarun. Au sein de ce qu’il préférait appeler une fraternité plutôt qu’un ordre, François d’Assise a souhaité pour les responsables de l’ordre, le titre de « ministre » qui, au Moyen Age, voulait dire « serviteur ». »

Le message ainsi lancé par le pape en choisissant le nom « François » est clair pour les fidèles du monde entier, pas seulement pour la Curie romaine et les initiés… D’entrée il s’adresse à tous, y compris aux plus pauvres, aux plus simples : les « idiota », simples, ignorants. C’est ainsi que se caractérisait lui-même dans son Testament, celui qui, à Assise, a réussi à imposer un Ordre (les Franciscains) dont nul pape, au départ, ne voulait.

II. « Charisme, élan populaire, institution » Jacques Dalarun

De son vivant même et, sans rupture de continuité à son décès, le nom de François est donc un puissant emblème.

Si on se place uniquement dans le champ « humain » (sans intégrer à l’analyse une potentielle action divine), « le succès de François d’Assise ne peut s’expliquer que par l’alliance de trois forces : charisme, élan populaire, institution, écrit Jacques Dalarun. François est un homme exceptionnel, charismatique, qui a été le porte-parole d’un élan à un moment donné, un élan bien plus large que lui, qui est un élan populaire des fidèles à une autre forme d’expression de la foi et à une autre manière de vivre sa foi, sans lequel rien ne pourrait advenir et rien ne pourrait durer. La troisième force absolument indispensable pour que ça marche, ce sont des papes suffisamment intelligents (Grégoire IX) pour comprendre que c’est leur intérêt d’accueillir et de canaliser, de mettre en forme cet élan qui nait d’un mouvement très profond et qui est exprimé par un individu exceptionnel. »

Charisme – Force de la parole. C’est le point de départ incontournable : le jeune drapier fêtard poursuit des rêves de chevalerie jusqu’au jour où, comme d’autres avant lui, il reçoit d’une source divine, de multiples appels à changer de vie. Et lorsqu’ayant renoncé – formellement, institutionnellement, devant le juge et l’évêque – à tous ses biens, il se retrouve seul et délaissé. Mais il se présente à nouveau devant la même société d’Assise et de ses environs, cette fois en tant que prêcheur, et son aura se déploie à nouveau. Il est très rapidement suivi par des compagnons masculins et féminins : Claire Offreduccio di Favarone (sainte Claire) en particulier, venue de cette haute société dans laquelle François aspirait à entrer et qu’il a, finalement, abandonnée. Le pouvoir détenu par l’homme François (qu’il revendique comme le pouvoir de Dieu manifesté à travers ce charisme qui lui est accordé), ce pouvoir de la parole est d’autant plus éclatant qu’il irradie désormais d’un homme au vêtement de bure fermé par une simple corde et la tête couverte d’une coule, et qu’il l’exerce, ce pouvoir, pour venir au secours des murs des églises menacées d’effondrement, des plus faibles et des plus pauvres auxquels il transmet les aumônes qu’il reçoit, des lépreux pestiférés qu’il visite dans l’hôpital où ils sont enfermés.

Cette forme d’existence suscite immédiatement des récits, portés par ceux qui ont vu, entendu, éprouvé. Cette vie est source de belles histoires, avec la part de merveilleux requise par le peuple et tous ceux qui préservent leur âme d’enfant. Ces récits qui font mouche, se transportent avec la force de l’éclair. Et les évènements les plus spectaculaires de cette vie produisent des images fortes s’inscrivant dans toutes les mémoires :

Le baiser au lépreux, Le loup de Gubbio, Le prêche aux oiseaux, Le dialogue avec les brigands, Les rencontres avec le pape, La rencontre avec le sultan…

Cette existence recèle tous les éléments d’une histoire à succès, servant la cause d’un renouveau de l’Église et de la spiritualité. Selon les historiens les plus investis dans le travail immense sur les sources franciscaines, l’hagiographie (l’excès de hauts faits miraculeux et d’éloges) est certes présente dès ces premiers textes. Mais, contrairement à ceux concernant l’immense majorité des saints, ces textes ont été écrits sans attendre, du vivant même de François, et par des témoins ayant participé aux premiers temps de l’aventure franciscaine.

Dans le cas de Saint François, les « Legenda », textes destinés à être lus le jour de la fête commémorative du saint, ont été conçues au plus proche possible de la vie du saint. « Quand on croise les écrits de François avec ses légendes, conclut Jacques Dalarun, la cohérence est complète. », mais sans perdre de vue les différentes formes d’idéologie qui animent leurs auteurs, adhérant à des points de vue discordants sur l’idéal de François, sur la part à accorder, dans la vie du Frère prêcheur, à la méditation, au retrait dans la grotte du cœur, à la prière solitaire par rapport à l’intervention dans la société pour convertir par le prêche, l’errance en se nourrissant d’aumônes et éventuellement le martyr.

Pour déterminer la part de « vérité » historique et factuelle que recèlent ces sources, il ne faut donc pas perdre de vue les détours que leur ont fait subir l’engouement des fidèles les plus proches, mais aussi les nécessités de la politique institutionnelle. Car les plus diffusés parmi ces textes fondateurs ont été écrits à la demande des papes et validés par eux. L’institution joue ici clairement son rôle face à un François qui, lui, n’est pas un homme d’institution, mais ne peut, sans elle, faire naître et déployer son Ordre…

III. Les récits racines

1. Les écrits de saint François (1181/82 – 3 octobre 1225)

Saint François d’Assise a rédigé un certain nombre de textes

• les règles et admonitions (Regula non bullata et regula bullata), le Testament, plusieurs sermons

• les Lettres à Claire, à frère Élie, à frère Léon et d’autres personnes de son entourage.

• les Prières dont les plus célèbres sont les deux écrites en « langue vulgaire » (l’ombrien), Le Cantique de Frère soleil et Ecoutez pauvrettes (dédié aux sœurs Clarisses, atteintes par la maladie). Il n’y a, dans ces deux textes, aucun intermédiaire entre l’écriture de François et le texte qui nous est parvenu : on y entend résonner sa voix

• une catégorie à part est intitulée « logia » : il s’agit de propos rapportés, peut-être dictés par François lui-même, peut-être seulement entendus par ceux qui les ont mis par écrits.

Trois des textes de François sont autographes, le Billet à Frère Léon, les Louanges de Dieu et la Bénédiction à Frère Léon. Ils permettent de prendre la mesure de sa maîtrise du latin. Il avait certes du mal avec les déclinaisons, mais il savait assez de latin pour ne pas déformer sa pensée en l’écrivant.

Ses écrits sont datés à partir de 1220, moment clef de son existence.

  • François rentre de Terre Sainte en ayant abandonné tous ses rêves de chevalerie.
  • Les Frères sont désormais entre 3000 et 5000. Il n’est plus question de gouvernance par l’intuition et l’improvisation. François demande au pape Honorius III que le cardinal Hugolin (futur Grégoire IX) devienne le protecteur, à Rome, de l’Ordre des Frères mineurs. La bulle officielle notifiant l’acceptation du pape formalise la reconnaissance de l’Ordre.
  • Paradoxalement, c’est le moment que François choisit pour se retirer de sa direction : il ne veut plus exercer cette responsabilité, pour se consacrer au projet spirituel qu’il porte, dans toute sa pureté, par de longs moments dans la solitude et le silence des grottes, par la continuité d’une transmission passant par la mise à distance de l’écriture (lettres à ses compagnons, prières), par la défense de l’authenticité de « l’Ordre », puisqu’il faut bien se résoudre à dénommer ainsi la fraternité qu’il a créée). La rédaction d’une règle est une exigence du pape. Il s’y plie. Mais il refuse le pragmatisme de ceux qui veulent lui imposer d’en adoucir certains points. C’est toute la « bataille » qui l’oppose au Cardinal Hugolin et à un de ses plus proches, le frère Élie de Cortone qui va pendant quelques temps lui succéder à la direction de l’Ordre.

Certains écrits de saint François lui ont valu à lui, l’idiota, d’entrer au Panthéon de la littérature italienne. Ce sont ces prières écrites en ombrien, les plus intenses en spiritualité et en poésie, et les plus personnelles.

2. Les textes liés à la canonisation

La procédure de canonisation de François a été très particulière, puisqu’il a été canonisé 2 ans seulement après sa mort.

Pour rappel, le procès en canonisation de Saint-Yves a été ouvert en 1330 et il n’a été proclamé saint qu’en 1347. Pour Saint-Yves, les actes du procès (enquête, témoignages, discussions, etc.) sont les sources essentielles, quasi uniques pour connaitre sa vie et la transformer en récit. Tout le reste n’est que légendes. Et il n’a laissé comme texte personnel que son Testament.
Au contraire, concernant saint François, les écrits du saint sont nombreux, les témoignages d’époque sont légion… mais les dépositions du procès de François ont disparu. On ne connait les résultats de l’enquête orale qu’à travers les dépositions du procès postérieur de sainte Claire, disponibles, elles, en totalité.

La canonisation a donc été prononcée par le pape dès 1228, mais les témoignages écrits de ses contemporains ont néanmoins été suscités par « l’ordre » pour corroborer les motifs de la canonisation.

Dès 1228, le pape Grégoire IX lui-même, a passé commande du premier récit de la vie de saint François à un écrivain, Thomas de Celano : il s’agit d’une œuvre littéraire écrite par un auteur au talent reconnu, mais surtout d’un texte ouvertement destiné à servir de pièce à charge (ou décharge) dans le contexte de cette canonisation express. Il devait jouer « l’avocat du diable », particulièrement sur le sujet litigieux des jeunes années de François, avant sa conversion.

Thomas de Celano, (1190 – vers 1260), a été accueilli dans l’ordre des Frères mineurs par François en 1215. Écrivain et poète, outre ses « vitae » successives de Saint François à la demande de Grégoire IX (la Vita prima de 1228 et la secunda près de vingt ans plus tard), il est l’auteur du Dies Irae. C’est un savant en langue latine qu’il manie avec grand talent.

Depuis le XIII° siècle, Les écrits de Thomas de Celano ont fait l’objet d’études de toute nature – ecclésiastiques, scientifiques, littéraires. Et les découvertes concernant son œuvre n’ont pas cessé ! Au XXI° siècle, la question des « sources franciscaines » est toujours matière bien vivante ! En 2014, grâce à Jacques Dalarun, une troisième et dernière version de la biographie de Saint François par Thomas de Celano a été retrouvée dans un fonds privé, acquise pour 60 000 euros par la Bibliothèque nationale de France et publiée en français, italien et latin. Dans cette version, l’accent est mis sur la réalité de la pauvreté matérielle de François ainsi que sur sa fraternité envers les créatures en leur qualité d’enfants du même Père : déclaré patron des écologistes, François d’Assise ne vénère pas la nature mais célèbre la création. L’égalité qu’il proclame entre tous les éléments du vivant (animaux, humains, arbres) est fondée sur leur fraternité : êtres créés par le même Père.

3. La multitude des sources franciscaines

François d’Assise est, comme on dit en langage d’historien, un des personnages les mieux « documentés » du Moyen-Âge.

Des livres entiers ont été écrits à propos de ces sources franciscaines, majoritairement en latin, et de leurs discordances. Des découvertes continuent à alimenter les médias autour de saint François mais aussi de la « question franciscaine ». Des opinions contradictoires (tant sur la spiritualité du Poverello, sur son idéal que sur les orientations à donner à l’Ordre des Frères mineurs et à sa gouvernance) s’expriment dans les biographies primitives. Les écrivains contemporains qui se sont confrontés sérieusement à ces sources – comme Julien Green – ont été contraints de faire œuvre d’érudit pour y accéder, d’interpréter, et parfois de prendre parti, en se risquant à des interprétations psychologiques qui, dans le cas de Julien Green, résonnent souvent très juste, même dans le contexte d’un XIII° siècle si éloigné de nous.

En 1983 – date de parution de son Frère François – Julien Green n’avait pas à sa disposition le gros volume paru en 2016, François d’Assise en questions où Jacques Dalarun aborde la question franciscaine par de multiples entrées, de l’expérience des stigmates à l’hagiographie du fondateur et à ses compagnons et compagnes. Il part non pas d’a priori idéologiques, mais de la matérialité des sources manuscrites. Sa connaissance très exacte du sujet et la rigueur de sa méthodologie lui permettent d’établir un socle scientifique sur lequel pourront s’appuyer désormais tous ceux qui au présent et au futur souhaiteront s’inscrire dans la longue lignée des écrivains de récits sur saint François d’Assise.

4. Les sources picturales

Il existe un tout autre type de sources primaires, qui s’inscrivent, elles, directement dans le domaine du sensible. Certaines de ces sources sont quasi-contemporaines de la vie du saint, et peuvent donc être considérées comme des sources racines : Les peintures de la basilique d’Assise

Cimabue (1250–v. 1302) La Maestà d’Assise avec saint François (après 1278), Basilique inférieure d’Assise. C’est la vision d’un saint François à la fin de sa vie, atteint par la maladie qui a inspiré un peintre venu très vite après la mort et la canonisation de François et qui aurait presque pu s’inspirer de témoignages directs… Ce portrait a inspiré de très belles pages à François Cheng dans son Assise. Une rencontre inattendue, (Albin Michel 2014), p. 40-41.

Giotto (1266 ou1267–1337) Ses fresques sur les murs de la Basilique supérieure d’Assise, (v.1292-1296), racontent en particulier les 12 miracles les plus célèbres accomplis par le saint et figurent parmi les oeuvres qui ont fixé les images les plus populaires du saint.

IV. Quelques récits contemporains

1) Julien Green (1900-1998), Frère François, éd. du Seuil, 1983

Cette biographie littéraire est d’une grande précision historique, nourrie par un travail très important sur les sources. Mais parfois l’imaginaire est présent. Il comble les « blancs » de l’histoire, car malgré les sources abondantes, il y en a ! Ce texte ne renonce jamais à l’interprétation personnelle. Sur bien des sujets, cette rencontre avec François à travers un travail extrêmement sérieux de biographe, porte les questionnements existentiels et spirituels de Julien Green lui-même.

Il est particulièrement attentif à l’idéal chevaleresque qui gouverne François depuis l’enfance. Il l’entraîne dans la guerre avec Pérouse (à la bataille de Collestrada où il voit mourir bon nombre de ses compagnons et où il est fait prisonnier). À Spolète, quelques années plus tard, Il espère encore accéder, en guerroyant, au titre de chevalier. La faiblesse de sa constitution physique et ses visions célestes le renvoient à Assise, vers de toutes autres missions : visiter les lépreux à l’hôpital et se faire maçon pour remonter les murs d’églises menacées de ruine.

Plus tard, lorsqu’il envoie les frères prêcher, il en fait en quelque sorte des croisés armés de la seule parole de Dieu, pour la propagation de laquelle ils risquent leur vie par le martyr. Car en Italie et en Europe même, les dangers sont nombreux. Les puissants, même ecclésiastiques, ne supportent pas la contestation de leur mode de vie, de leur pouvoir et du gouvernement de l’Église que comporte la référence permanente des Frères prêcheurs aux textes de l’Évangile où le Christ proclame la nécessité du dépouillement, de la pauvreté et de la libre fraternité.

Jusqu’en 1220, François poursuit toujours, pour lui-même, cette idée de chevalerie. Elle le guide lorsqu’il part avec quelques frères vers la Terre Sainte à la suite de la 5ème croisade, en passant par l’Égypte, où il rencontre le sultan à Damiette. Il s’étonne que celui-ci le fasse venir non pour l’emprisonner ou le tuer, mais pour le plaisir de la discussion, interreligieuse. C’est ainsi que nous l’interprétons désormais. Mais à l’époque, l’interreligieux était une notion totalement inconnue et cette rencontre a été à la source de beaucoup de « légendes » fabuleuses. Pour François, elle marque la fin définitive de l’idéal chevaleresque. Il a éprouvé l’intelligence et la finesse du Sultan, sa capacité de dialogue. Il ne supporte pas les massacres accomplis au nom du Dieu chrétien à Damiette, par les Croisés. Déjà à la bataille de Collestrada ou à Spolète lorsqu’il s’est engagé en tant que soldat, il acceptait difficilement les cadavres couvrant le sol après les combats opposant deux armées défendant de leur État. Mais en Orient, analyse Julien Green, la croisade est menée au nom du Christ ! Contre des « frères d’un même père ». « Avant d’être ceci ou cela, les êtres humains sont avant tout les créatures d’un même Dieu », réaffirme François. On ne peut franchir les mers pour aller exterminer ses frères au nom de Dieu.

Julien Green a découvert Saint François, dès l’âge de 16 ans, à travers le récit empreint de merveilleux et de chevalerie d’une écrivaine française, Arvède Barine : Saint François d’Assise et la légende des Trois Compagnons. Pour se lancer, en 1981, dans son entreprise personnelle de biographie de Frère François, Green a du franchir bien des obstacles intérieurs « Quelqu’un en moi, écrit-il, lutte toujours contre l’idée d’écrire sur cet homme ». Et même après que le succès critique et public reçu par son ouvrage, il doute toujours :

« Avec François d’Assise il ne faut s’étonner de rien. Par exemple, il a suscité des milliers de livres et ils ont essayé de l’enfermer dans leurs pages, mais le Poverello a traversé bien des ouvrages sans y laisser même la trace d’un lièvre dans les blés. Comment expliquer le rêve, la foi, l’amour absolu avec des mots ? […] Devant un tel sujet il faut être à la fois humble et ambitieux ; humble devant ce qu’il était, ce qu’il est devenu et ce qu’il a donné, et ambitieux de rendre sa vérité. […] La vie de François d’Assise exige le cœur d’un visionnaire. » (Julien Green, « Le tiers-ordre des écrivains » (Pléiade, t. VI, p. 1289).

2) Christian Bobin (1951-2022) – Le très-bas, éd. Gallimard, 1992

Et c’est sans doute parce que son cœur était celui d’un visionnaire que Christian Bobin a particulièrement marqué ses lecteurs par un livre sur celui qu’il désigne comme Le Très-bas. La communion que tant d’auteurs cherchent à atteindre avec leur sujet, particulièrement lorsqu’ils se lancent dans un texte sur Saint-François, Christian Bobin n’a pas besoin de la susciter autrement qu’en se mettant devant sa table d’écriture. Cette connivence est. Elle préexiste. D’un verbe exister magnifié par l’authenticité de deux personnes (François et Christian) qui se sont toujours connues dans ce monde dont ils partagent une même vision.

Christian Bobin fait surgir des phrases qui interpellent, qui convoquent – le saint, Dieu lui-même mais nous aussi ses lecteurs – en nous mettant face aux faits comme à des évidences, jamais des anecdotes, toujours la manifestation de l’essentiel, dans l’intensité de l’absolu, néanmoins perçu à hauteur d’homme.

« C’est avec sa voix qu’il séduit. C’est avec sa voix de chair qu’il attire les loups et les hommes qui sont pires que les loups. Mais ce souffle angélique de la chair, cette voix charnelle de l’âme, comment l’entendre, sept siècles après. Elle s’est éteinte avec le corps qui la portait. Le chant s’en est allé avec l’oiseau. On a bien gardé quelques plumes, des reliques. La laine d’un vêtement et la coquille d’un crâne. Mais la voix fait défaut, à jamais. Plus d’oiseau, plus de chant. Reste la lumière où le chant s’égarait, cette lumière inusable de chaque jour dans la vie, la même lumière depuis des siècles, le nom si vieux de cette lumière si jeune, ce nom aveugle dans toutes les langues, cette blancheur dans toutes les voix – Dieu. Reste Dieu, vieux soleil à partir de quoi tout peut être réveillé, et l’oiseau, et le chant. » (Christian Bobin, « Le Très-bas », in Les différentes régions du ciel, Œuvres choisies, Gallimard, Quarto, p. 462)

Son évocation poétique et inspirée, laisse sa place à l’imaginaire, celui de l’auteur, mais aussi le nôtre. Et au fil de ce livre, on reconnaît le Christian Bobin de ses précédents ouvrages, par exemple dans son insistance sur le personnage de la mère.

Grâce à sa connivence profonde avec François et son idéal, il est capable d’approcher une des grandes questions qui se posait déjà du vivant du saint lorsqu’il tentait de faire percevoir (au-delà de toute compréhension et rationalisation), la nature de la Vraie joie, celle qui transcende tout, celle qui peut saisir jusqu’au malade, au prisonnier, celui qui souffre dans sa chair. Elle est d’une autre nature que la simple émotion que l’on identifie trop souvent au bonheur. Celui qui l’éprouve ressent une liberté intérieure inconnue à la plupart des êtres humains… sauf peut-être à certains, comme Christian Bobin.

« La joie, c’est le sentiment que ce que vous avez aimé n’est pas perdu, que ce que vous avez espéré va être encore plus grand que tout ce que vous pouviez imaginer et va arriver, et même est déjà là au fond, et même a toujours été là. La joie, c’est de sentir que ce qu’on attend a toujours été à notre côté. » (entretien avec Témoignage chrétien, 2015)

3) François Cheng (1929-) : Assise. Une rencontre inattendue, Albin Michel, 2014.

Une première version de ce texte a été publiée dans « Les études franciscaines », en 2012. Il y manifeste un particulier attachement aux lieux, ceux de sa découverte avec Saint François, à Assise et dans ses environs. Les Carceri. Le Portioncule. Saint-Damien, les lieux du pèlerinage traditionnel à Assise. Le Portioncule était une chapelle presque en ruines du temps où François en avait fait son refuge, Saint-Damien, une église où il a entendu la voix du Christ l’interpeller depuis le crucifix et où Sainte-Claire a établi la première communauté des Pauvres Dames, les Carceri, des grottes, des cavernes offertes (avec la chapelle de Saint-Marie-des-Anges) à François et à ses frères par les bénédictins. Le saint s’est régulièrement retiré pour chercher la solitude dans ces « trous de verdure cachés dans les bois sur les flancs du mont Subasio, où le silence n’était troublé que par la rumeur d’un torrent. » Là où pouvait se déployer la part contemplative de sa mission, entre deux épisodes de vie active, liés à la vie de la communauté, aux prêches et aux actes de charité.

4) Deux films

• Roberto Rossellini (1906–1977) – Les Onze fioretti de François d’Assise, 1950

Ce film en noir et blanc est tiré d’une série de courts récits, les Fioretti, insistant sur la simplicité et même l’innocence des moines. Ils sont écrits sur le mode du conte et appartiennent aux premières sources franciscaines (écrits entre 1370 et 1390).
Ils se situent au moment où François s’installe avec ses douze premiers disciples à Sainte-Marie des Anges, dans de très simples huttes, avant le départ de François et de ses frères pour prêcher à travers l’Europe.
Le cinéma de Rossellini se dépouille de ses effets pour atteindre, justement, la représentation du dépouillement absolu, mais il garde sa puissance expressive (avec ses travellings lents, ses panoramiques, ses montées vers le ciel). C’est un cinéma du réel, exemple majeur pour la Nouvelle Vague, considéré comme un des plus beaux films du monde. Une de ses scènes clefs se situe la nuit, et montre – dans l’obscurité profonde – la rencontre de François, encore sur son cheval, avec le lépreux.

• Renaud Fély (1968) et Alain Louvet (1971) – « L’Ami. François d’Assise et ses frères ».

C’est un film tourné en couleurs, dans la nature, en décors et costumes, mais très discrets : ils rendent l’époque (XIII° siècle) physiquement présente, sans chercher le pittoresque. Ce film est précieux parce qu’il met en évidence une des difficultés majeures à laquelle s’est heurtée la révolution spirituelle franciscaine : le difficile passage de l’intuition à l’institution, qui s’incarne dans le dialogue, le débat et le conflit autour de la soumission aux exigences de Rome, entre deux frères et amis, François d’Assise et Elie de Cortone.

D’une particulière exigence et intensité, la spiritualité mystique de François est tournée vers l’ensemble du vivant. Elle repose sur une lecture de l’Évangile axée sur le dépouillement et la pauvreté, le service des plus pauvres, les malades et les déshérités, mais aussi sur l’épreuve de la croix. Chaque frère et sœur engagés dans la pratique franciscaine doit vivre cette épreuve en suivant l’exemple du Christ souffrant, en toute liberté, en ne rendant, au final, de comptes qu’au Père lui-même. Un frère prêcheur, une pauvre dame de l’ordre des Clarisses sont admis, selon la règle, à l’obéissance des ministres de l’Ordre, gardiens de leur âme. Mais « Si un ministre donne à un frère un ordre contraire à notre règle de vie ou à sa conscience, le frère ne devrait pas obéir, car il ne peut être question d’obéissance là où il y a faute et péché. » Contenue dans la première règle rédigée par François, cette clause libertaire n’a jamais été acceptée par Rome. Le cardinal Hugolin (futur Grégoire IX), protecteur de François et de son ordre auprès du pape, a toujours considéré que l’envergure du projet spirituel de François dépassait la mesure humaine, en tout cas sur cette terre. Et qu’il fallait l’adoucir, et même l’affadir, pour la rendre compatible avec l’ordre de l’Église, reposant, en particulier, sur une hiérarchie.

C’est Elie de Cortone qui, traversant de terribles déchirements intérieurs, se résout à trahir son ami, à modifier la règle, à en enlever les clauses qui fâchaient Rome, contre l’avis de François, alors très malade, souffrant le martyre après son opération d’une maladie des yeux qui le rendait aveugle. La pérennité de l’entreprise initiée par François, affirmait le cardinal Hugolin, était au prix de cette trahison. Selon lui, le nom de François n’aurait la place qu’il mérite à travers les siècles et sur tous les continents que si son ordre était validé grâce à une Bulle papale dont la signature était conditionnée par des concessions concernant la règle que François estimait impensables.

Jusqu’où faut-il aller dans les concessions avec le pouvoir ? Nul ne sait ce qu’il serait advenu si Elie n’avait pas endossé le rôle du traître, du bouc émissaire.

« Lorsqu’une intuition n’est pas institutionnalisée, conclut Jacques Dalarun, c’est un feu de paille, elle meurt aussitôt. C’est l’institution qui transforme un projet en une force vive de l’Histoire en lui accordant la durée. […] Que veut dire rester fidèle à un idéal : le conserver sous une cloche ? Ou faire en sorte qu’à chaque époque, et en tenant compte du fait que le monde bouge, on maintienne l’essentiel, la flamme. La fidélité repose-t-elle sur une attitude statique ou dynamique. D’autres frères qu’Elie ont eu tendance, après la mort de François, à s’enfermer dans une sorte de deuil interminable : frère Léon par exemple, était dans la remémoration de François, la nostalgie. On ne fait pas avancer le monde avec de la nostalgie. Mais avec des projets et de l’espérance. »

Conclusion – Le Cantique de Frère Soleil

Cette espérance irradie le Cantique de Frère Soleil, le plus puissant héritage, sans doute, laissé par François d’Assise.

C’est une ode aux éléments et à la création extrêmement moderne. Particulièrement lorsqu’il introduit l’idée que c’est la terre qui nous gouverne. Il entend ce verbe, gouverner, non pas au sens d’exercice d’une domination, d’un pouvoir. « Le gouvernement de la terre, explique Jacques Dalarun, est un gouvernement de service, qui n’écrase pas par le haut, mais qui porte, soutient, supporte, un gouvernement maternel » qui évoque celui de la Pancha Mama de la cosmogonie andine, la Parvati hindoue, la Gaia grecque exhumée par Lovelock dans les années 1960 et devenue une hypothèse scientifique controversée mais valide, développée récemment, entre autres, par le sociologue Bruno Latour et ses successeurs.

Le souffle et la puissance mystique de sa vision emportent ceux qui lisent, écoutent, chantent ce Cantique au soleil. Sa force d’entraînement et d’accompagnement, persiste, 800 après sa mort, à faire de François d’Assise le plus aimé des saints dont l’espèce humaine fait perdurer, par ses récits, la mémoire et la trace, mais aussi la joie pour le présent et la fulgurance pour l’avenir.

Références

Textes

  • Thomas de Celano (v.1190- v.1260), Vita prima (de saint François), Vita secunda (de saint François)
  • Julien Green (1900-1998), Frère François, vie de François d’Assise, Seuil, 1983
  • Christian Bobin (1951-2022), Le Très-bas, Gallimard, 1992
  • François Cheng (1929-), Assise. Une rencontre inattendue, Albin Michel, 2014
  • Jacques Dalarun (1952-), historien, directeur de recherches au CNRS, membre de l’Institut

Le cantique de Frère Soleil. François d’Assise réconcilié, Alma éditeur, 2014
François d’Assise en questions, CNRS éditions, 2016

Peintures

  • Cimabue (v.1240-v.1302), Maestà avec Saint François d’Assise (après 1278), Assise, Basilique inférieure
  • Giotto (v.1267-1337), Fresques de la vie de Saint-François d’Assise (v.1292-1296), Assise, Basilique supérieure
  • Giovanni Bellini (v.1430-1516), Saint-François dans le désert (1475-1480), Frick Collection, New-York

 

Films

  • Roberto Rosselini (1906-1977), Les Onze fioretti de François d’Assise, 1950
  • Renaud Fély (1968-) et Alain Louvet (1971-), L’Ami. François d’Assise et ses frères, 2016.
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  1. Isabelle 23 juillet 2024 à 10 h 39 min-Répondre

    Merci Aliette , c est passionnant . Belles références de Cheng , Bobin , Julien Green qui donnent l’occasion de les retrouver. Rêves d aller à Assise et de mieux connaitre St François dans l art et les récits . Merci.

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