Jacques Roubaud l’explorateur
À 92 ans, Jacques Roubaud s’est éteint à l’aube d’une journée qui, comme toutes les autres, aurait adopté une esthétique monacale, vouée à une quête singulière, mêlant poésie et mathématique.
C’était en 1993, j’habitais encore Toulouse pour quelques mois. Lorsque Le Magazine Littéraire m’a proposé de rencontrer Jacques Roubaud, je me souviens être partie en voiture pour Saint-Félix, aux environs de Carcassonne, sachant qu’il y avait vécu, enfant, qu’il y possédait, peut-être alors encore, une maison – celle de ses parents. Il y avait été immergé dans la langue occitane que son père parlait couramment et il demeurait un spécialiste incontournable de la poésie des Troubadours. Mais c’est à Paris qu’il m’a donné rendez-vous. Non pas dans son minuscule appartement rue d’Amsterdam, mais dans son bureau de l’École des Langues orientales qu’il partageait avec son ami et compère, Pierre Lusson avec lequel il faisait rimer poétique avec rythme abstrait, métaphysique et mathématique. Des chemins inusités qu’il avait commencé à emprunter lorsqu’étudiant à l’Institut Henri Poincaré, il avait découvert une théorie alors méconnue, énoncée par un groupe qui a pris le nom de « Nicolas Bourbaki » : la théorie des ensembles.
C’est en 1961 qu’il avait décidé d’écrire… à la suite d’un rêve initiatique d’un fabuleux projet romanesque, Le Grand incendie de Londres, dont la publication exhaustive, en 2009, ne compte pas moins de 2064 pages et pèse 1,7 kilos….
L’Oulipo
A.A. – Votre carrière littéraire a commencé avec l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) : lorsque vous avez décidé d’écrire en 1961, l’Oulipo venait d’être créé.
J.R. – Ça fait partie des coïncidences, la coïncidence étant très exactement ce qui n’a pas de sens, car si elle se produit elle apparaît comme contingente, et si elle ne se produit pas, elle n’a pas d’existence. En 1961, je ne savais pas que l’Oulipo existait. Les premières années de l’Oulipo sont des années clandestines, sans affirmation publique. Par la suite Raymond Queneau a décidé que l’Oulipo se manifesterait en tant que groupe littéraire et coopterait de nouveaux membres. Quand j’ai rencontré Queneau, j’ignorais l’existence de l’Oulipo. J’avais écrit mon premier livre de poésie en inventant, pour sa composition des contraintes. J’ai envoyé le manuscrit à Raymond Queneau parce qu’il s’intéressait aux mathématiques qui étaient mon métier.
Le projet
A.A.- Depuis que vous avez conçu le projet de votre entreprise littéraire, on a l’impression que depuis vous n’avez écrit qu’un seul livre, empruntant des formes très diverses.
J.R. – Les livres que j’ai publiés sont effectivement, d’une certaine manière, des ruines, des morceaux effondrés, des approches, des efforts pour reconquérir l’intention de départ. Il n’y a pas de contrainte à proprement parler, il y a une nécessité, une intention liée à une sorte d’illumination, fallacieuse, bien évidemment. C’est la manifestation de cette évidence, « je vais faire ça », qui a déterminé mes efforts pour réaliser quelque chose. Mon postulat de départ est une affirmation de véridicité : je raconte ce dont je me souviens de la manière la plus véridique possible. Je peux faire des erreurs, c’est impossible autrement. Je ne prétends pas que c’est vrai mais que je raconte l’histoire comme je la sais, véridiquement. Je ne fais pas de vérifications. Heureusement, je ne tiens pas de journal. Je ne peux donc être tenté de confronter ce dont je me souviens avec ma vision des événements au moment de leur déroulement.
A.A. – C’est une sorte de vérité intérieure.
J.R. – C’est ça. C’est une vérité transportée par le moment présent de la narration. C’est pourquoi je raconte au présent de la narration, je ne reviens pas en arrière, je n’anticipe pas, je ne prépare pas, de façon à ce que ça reste ainsi, une expérience de mémoire. La grande difficulté, c’est d’arriver à progresser sans trop de hiatus.
A.A. – Avant de commencer le matin vous relisez ce que vous avez fait la veille ?
J.R. – Oui, toujours. Je redémarre dans la continuité. Le problème que j’ai commencé à rencontrer est celui de la répétition, du ressassement : dans la mesure où je n’ai pas de plan, où il ne s’agit pas d’un projet autobiographique au sens ordinaire du terme, je ne me sens pas tenu d’entrer dans les moments vers lesquels je ne suis pas spontanément porté en me mettant à ma table le matin. Et ce sont toujours les mêmes !
A.A. – Ce sont des instants de grande intensité émotionnelle ?
J.R. – C’est vrai, je suis comme devant un trou. Il y a un vide du souvenir. Ce que je vois c’est une sorte de maelström, de tourbillon. Il y a une difficulté à franchir. Je vois bien d’ailleurs d’où elle vient. Mais je ne peux pas le dire.
1 LA MATHÉMATIQUE
La Mathématique, activité professionnelle de chercheur et d’enseignant à l’université puis à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales jusqu’à la retraite. A été indispensable de deux manières
- a) – d’abord, sous sa version axiomatisée dans le Traité de Bourbaki, ensuite par la théorie plus contemporaine des Catégories, comme Modèle privilégié pour l’invention et le traitement de formes poétiques
- b) – comme réserve de Nombres servant de guides pour des poèmes, pour des livres de poésie, pour des récits en prose.
2 LA POÉSIE
La Poésie a été, dès l’enfance, sa première préoccupation. Ce qui veut dire :
- a) Lire les poètes, des plus anciens aux plus nouveaux
- b) Apprendre des poèmes, anciens ou nouveaux
- c) Traduire de la poésie, soit de langues relativement bien connues, anglais ou provençal, soit d’autres langues, en collaboration (espagnol)
- d) Emprunter, à l’aide de traductions, de la poésie de langues non connues, comme le japonais, pour en faire de la poésie en langue française
- e) Etudier, pour comprendre leur fonctionnement, les différents types de vers et de formes poétiques anciennes ou modernes
Jacques Roubaud photographié par Jeanne Hilary à l’époque de l’entretien pour Le Magazine Littéraire en 1993
Des troubadours au Japon… une esthétique poétique et une vie monacale…
J.R. – Les troubadours représentent pour moi une expérience centrale à laquelle j’ai trouvé, par la suite une justification de type familial. C’est la première grande tradition poétique qui ne dépend pas de l’Antiquité. C’est le grand exemple, l’apparition d’une conception de la poésie qui, d’une certaine façon, est toujours vivante. Elle a rompu avec la difficulté rencontrée par la poésie après l’époque homérique, quand elle s’est heurtée à l’émergence de la pensée philosophique qui lui a enlevé son statut de maître de vérité. C’est une chose que la poésie antique n’a jamais pu surmonter. Les Troubadours ont inventé une idée de la poésie très fortement liée à l’amour – qui chez eux n’est pas uniquement une conception relationnelle interpersonnelle – et à l’amour de la langue.
A.A.- Vous avez aussi travaillé sur la poésie japonaise et le jeu de go.
J.R. – L’organisation de mon premier livre de poèmes, démarche quasi oulipienne conçue antérieurement à mon entrée à l’Oulipo, reposait sur une figuration de l’organisation du jeu de go. C’était un hommage à Lewis Carroll, puisqu’ Alice au pays des merveilles est construit autour d’une partie d’échecs.
A.A. Le Japon influence aussi certains aspects de votre vie. Dans Le Grand incendie de Londres, vous évoquez une esthétique de vie très proche de la tradition japonaise.
J.R. – Cette esthétique appartient aussi à la tradition monacale occidentale, en particulier celle des ermites celtes. On la retrouve ensuite chez saint François d’Assise, chez Joachim de Flore. Il s’agit d’un mysticisme non violent.
A.A. – Chez vous il s’agit d’un mysticisme sans transcendance, car vous n’avez pas vraiment de croyance ?
J.R. – Je n’ai pas non plus de non croyance. Je suis typiquement agnostique, un peu sceptique.
A.A. – Votre mysticisme ne se réfère donc pas à un au-delà.
J.R. – Sinon dans le fait que nous avons en nous, en tant qu’être humain, un certain au-delà qui est un avant-delà. Nous avons le langage. La langue dans la théorie de la mémoire platonicienne, l’anamnèse, renvoie à ce qu’a vécu l’âme antérieurement à sa naissance, à ce qu’elle a oublié ou qu’elle ne sait pas qu’elle sait. Ça nous vient avec la langue, et la langue nous vient d’avant notre naissance, même si on ne peut pas rêver de la langue antérieurement à notre naissance. Elle est là. Je ne sais pas s’il faut appeler ça transcendance, mais ça dépasse largement l’individualité de chacun. Raymond Queneau – qui est dans une large mesure mon maître en littérature – refusait de chercher des explications. Il mettait en évidence la façon dont ça se passe. Il avait la position du fabricant et en même temps, comme on l’a découvert avec son journal, il croyait très nettement à une transcendance. Ce n’est donc pas totalement incompatible. Moi je ne tranche pas.
Mémoire – Photographies – Alix Cléo Roubaud
A.A. – Dans Le Grand Incendie de Londres, votre écriture se divise en plusieurs branches.
J.R. – L’écriture au présent rencontre à chaque moment des possibilités de prolongement qui ne sont pas forcément uniques. Selon la théorie des mondes possibles, quand on s’engage dans une voie, on pourrait aussi bien s’engager dans une autre. Pour raconter, on est obligé de choisir. Aux origines de la narration, les contes cherchaient à ne pas perdre les chemins qu’on n’a pas pris. Ils matérialisaient ce désir par la digression, la parenthèse, par le chemin détourné ou l’appel à une mémorisation parfaite de la part de l’auditeur. Les enfants auxquels on raconte une histoire ont un pouvoir de mémorisation d’une intensité extraordinaire, qui se perd au cours de la scolarité. C’est à cette mémoire que font appel les contes de l’époque médiévale. Le Lancelot en prose est en quelque sorte mon modèle. Le sens de certaines paroles peut n’apparaître que 600 pages plus loin.
A.A. – Il s’agirait de la quête d’un Graal de la mémoire ?
Personne ne peut dire ce qu’est le Graal, ses « muances » sont trop multiples. Il est changeant dans son apparence et la perception qu’on en a dépend de ce qu’on est soi-même et de son état de perfection. On ne peut lui assigner une forme fixe.
A.A. Il y a un autre moyen – au XX° siècle – d’avoir accès à la mémoire : c’est la photographie.
J.R. Dans Le Grand incendie de Londres, je décris quelques photographies liées au passé. Elles me mettent face à un sentiment très profond d’oubli. Si on est sur la photographie, elle ne correspond évidemment pas à ce qu’on a vu, à moins d’avoir été photographié dans un miroir, et encore ! Il y a d’autre part une distance étonnante entre ces images là et celles qu’on a conservés des mêmes moments et des mêmes lieux. C’est toute la distance entre l’extérieur et l’intérieur. L’image intérieure est considérablement recomposée – je ne dis pas déformée – par rapport à l’images extérieure : elle a une autre géométrie. Les photographies qui ont de la valeur sont conçues de façon à susciter la mise en mouvement des images intérieures. Pour moi, les photographies d’Alix Cléo Roubaud manifestent un regard tenant compte de l’invisible et de l’immontrable liés à l’existence réelle des images. Dans la photographie ordinaire, on n’a pas ce mélange d’émotionnel très fort, de total révolu et de présence. Alix dans ses propos sur la photographique évoquait « l’invisible de l’oubli derrière la survie du hasard ».
Chaque ligne de ce recueil, divisé en neuf chapitres de neuf poèmes chacun, est d’une intensité aussi foudroyante que les circonstances qui l’ont vu naître. Quelque chose noir marque pour Jacques Roubaud la fin d’un silence, d’une aphasie poétique de près de trente mois où l’a plongé la découverte, le 28 janvier 1983, de sa jeune femme, Alix Cléo-Roubaud, morte, la main pendante hors du lit. « L’ayant vue, ayant reconnu la mort », le poète se fige. C’est autour d’une relation complexe à l’image – aux images-mémoires – que le livre émerge peu à peu du vide et du noir : il emprunte son titre – Quelque chose noir – à une série de photographies d’Alix exposée aux rencontres d’Arles, quelques mois après sa mort.
« L’encre et l’image se retrouvent solidaires et alliées
Comme l’oubli et la trace »
Quelque chose noir est un plus beau chant de deuil qui soit…
Références
- Aliette Armel, « Jacques Roubaud, Les cercles de la mémoire », Le Magazine Littéraire, n°311, juin 1981.
- Jacques Roubaud, ‘le grand incendie de londres’, Seuil, 2009. Comprend : La Destruction, La Boucle, Mathématique :, Impératif catégorique, Poésie :, La Bibliothèque de Warburg.
- Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Poésie/Gallimard, 1986
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