Homo sapiens être de récit/Huston, Harari, Toledo
Toute notre vie nous écoutons et racontons des histoires, proches du réel, façonnées par l’imaginaire : depuis ses origines, le pouvoir de l’homme se fonde sur des récits
Chaque jour, le mot « récit » résonne dans les médias, rappelant le pouvoir que les histoires, réelles ou imaginaires, exercent sur l’esprit humain. La conquête de la Planète par l’espèce Sapiens repose en grande partie sur sa capacité à narrer et à fabuler, à rassembler les hommes par le langage autour de fictions collectives. Depuis les années 1990, les progrès techniques ont étayé scientifiquement cette affirmation et son corollaire : l’espèce fabulatrice est aussi prédatrice. Au fil des essais publiés par Nancy Huston (2008), Yuval Noah Harari (2011), Camille de Toledo (2023) la réflexion avance, des liens sont établis entre vertige fictionnel, « envoûtements narratifs » et crise planétaire. La nécessité d’inventer de nouveaux récits ne trahissant plus le monde et les êtres qui l’habitent apparaît désormais comme une urgence.
La construction du soi par le récit – Nancy Huston
En France, un essai passionnant, convaincant, drôle et agréable à lire de Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, donnait au grand public des clefs pour découvrir l’extraordinaire champ de réflexion ouvert par de nouvelles disciplines apparues à la fin du XX° siècle, la paléogénétique et la paléoanthropologie : « Le récit confère à notre vie une dimension de Sens qu’ignorent les autres animaux. Le Sens humain se distingue du sens animal en ceci qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de fictions ». L’espèce humaine, homo sapiens, s’est forgée, en tant qu’espèce, à partir de la faculté particulière de son cerveau lui permettant de narrer des histoires fondées sur le réel, mais aussi de propager des contes reposant sur la puissance de son imaginaire.
Pour le meilleur ou pour le pire ? Nancy Huston ne posait pas encore la question. En ce début de XXI° siècle encore très marqué par un pouvoir intellectuel théorique et marxiste, elle innovait, se mettait en mouvement, à partir de son être-femme, de sa double appartenance à la langue anglaise et française et de sa grande maîtrise du récit. En adoptant une forme légère et entrainante et en nourrissant son texte d’exemples personnels, elle faisait directement la preuve de ce que son essai énonce : l’homo sapiens est un être de récit, pétri de fiction, qui se laisse porter par les histoires. Elles sont l’indispensable vecteur permettant de tisser des liens et de transmettre, fiction et réalité intimement mêlées.
Car ces récits sont d’abord le substrat à partir duquel chacun construit sa propre personnalité, sur lequel il appuie, sans toujours s’en rendre compte, ses convictions : C’est à travers ces récits que se constitue notre moi, notre sentiment d’exister. C’est difficile d’admettre qu’on ne naît pas avec un soi, qu’on le construit au cours des premières années de notre vie par l’apprentissage d’une langue et des récits qu’elle porte. Le réel est totalement imprégné de fiction et on ne peut rien dire sur soi sans recourir à des idées qui sont de l’ordre de la fiction inconsciente. Cela m’est apparu comme une évidence susceptible d’expliquer beaucoup de comportements humains : la guerre, l’amour, le patriotisme, les diverses fiertés.» (Entretien avec Nancy Huston, « La fabrique de l’imaginaire », Magazine Littéraire, n° 475, mai 2008.) De ce fait, tous les éléments que nous considérons comme fondateurs de notre identité et de notre histoire personnelle sont un mélange composite et complexe : « Notre mémoire est une fiction. Cela ne veut pas dire qu’elle est fausse, mais que, sans qu’on ne lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c’est-à-dire à construire, c’est-à-dire à fabuler ». (Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008, p. 25).
Le récit du paléoanthropologue – Jean Jacques Hublin
La complexité… c’est le maître mot pour qualifier la nature humaine, pour désigner ce « propre de l’homme » que l’on tente en vain de déterminer depuis des siècles. Les scientifiques contemporains, et parmi eux Jean-Jacques Hublin, premier titulaire de la chaire de paléoanthropologie créée au Collège de France, répète qu’il n’y a pas de différence anthropologique simple (l’usage de la main, la maîtrise du feu, la capacité de compter), distinguant l’humain du non humain. Mais que « L’homme se distingue des autres mammifères par la complexité de son comportement et par la culture ».
Sa discipline, la paléoanthropologie, retrace l’évolution de la lignée humaine à partir de vestiges fossiles de plus en plus ténus. Elle combine l’anthropologie et l’archéologie avec d’autres sciences naturelles et sociales. Elle étudie comment la biologie, la culture et l’écologie des Hominines (espèces développées à partir de la séparation, il y a 7 millions d’années, entre les « homo » et les grands singes) ont interagi au cours de leur évolution. Grâce à des techniques d’analyse ADN de micro-particules organiques et au développement de l’imagerie permettant de déduire la forme du cerveau à partir de la boîte crânienne, elle détermine les caractéristiques distinctives de l’humain jusqu’à ce que l’espèce Sapiens prenne la suprématie sur toutes les autres espèces. Le Sapiens ne se contente pas de s’adapter à son environnement mais il le façonne, l’adapte à ses besoins sur des échelles spatio-temporelles toujours plus étendues. Et il développe des récits qu’il est capable de partager pas seulement dans l’instant et sur un territoire donné mais sur de longues distances spatio-temporelles. Ses comportements techniques et ses modes d’organisation sociale toujours plus complexes lui ont permis de survivre, d’assurer sa domination sur tous les êtres vivants. « Homo sapiens a fait ce que les autres Hominines faisaient aussi, mais sans doute, au cours des derniers 100 000 ans, l’a-t-il fait plus vite et plus fort ». Ainsi, les Sapiens, « il y a 30 000 ans, sont sur les bords de l’Océan Arctique, ils vont passer en Amérique, dominer la Planète… et un jour passer sur Mars ». (J.J. Hublin sur France-Inter).
Le mot clef demeure donc « complexité », avec un étalement dans le temps, mais aussi des franchissements de seuils, des changements d’échelle dans les mouvements et les modes d’existence conduisant à des ruptures. Dont celle, majeure, de l’accès à l’imaginaire. Lorsque les Sapiens ont quitté l’Afrique pour arriver en Europe, ils « ont très vite développé un art qui est une expression d’une mythologie avec des êtres imaginaires et quand on représente des êtres imaginaires, ça veut dire qu’on a la syntaxe, le vocabulaire, la langue pour parler de choses qui n’existent pas ». Ces représentations inscrites sur les parois des cavernes attestent également de l’accès à une autre dimension, celle de la beauté. (Jean-Jacques Hublin, les Matins de France Inter – Marion Lhour-Ali Rebeihi, dimanche 25 février 2024)
Complexité… cette notion qualifie aussi la diversité des intentions qui animent les hommes, motivent leurs actions, infléchissent la part de réalité et d’imaginaire instillés dans leurs récits, y compris ceux en apparence fondés sur des preuves scientifiques. « Dans nos sociétés modernes, c’est la paléoanthropologie qui a pris la place d’un récit des origines autrefois enraciné dans la mythologie et la religion. Il y a 50 000 ans, on aimait s’asseoir autour du feu pour écouter l’ancêtre raconter des histoires sur le passé des humains. Aujourd’hui, on ouvre son journal ou l’on allume sa télévision, et l’on aime écouter l’histoire de nos origines qui, à chaque découverte, se précise un petit peu plus. Chaque époque fonde sa vision du passé sur des connaissances archéologiques et paléontologiques, mais aussi sur une bonne dose d’idéologie… ». C’est Jean-Jacques Hublin qui rappelle cette évidence : le besoin de récit des êtres humains est aussi une arme de manipulation et de pouvoir redoutable, qui ne cesse de prendre de l’ampleur avec le développement des modes contemporains de diffusion des récits.
Récit et pouvoir – Yuval Noah Harari
“Le pouvoir des hommes repose sur des fictions collectives », c’est ce qu’a démontré magistralement et avec une efficacité planétaire, Yuval Noah Harari dans un essai, Sapiens, paru en 2011, traduit en 40 langues et vendus à des dizaines de millions d’exemplaires.
La révolution cognitive qui a eu lieu il y a 70 000 ans, affirme Harari, a permis au Sapiens, à travers un langage structuré et une capacité fabulatrice spécifique, de structurer des groupes sociaux essentiellement au travers de commérages et de rumeurs et de rassembler des collectivités de milliers puis de millions d’individus en créant des entités imaginaires telles que l’état, les religions, le marché ou l’argent.
Harari connecte entre eux des faits scientifiquement avérés, des anecdotes, des extrapolations. Son pouvoir de conviction réside dans le fait de rendre crédible cette mise en rapport d’éléments au départ totalement étrangers, de la même manière que la « révolution cognitive » a permis à l’homme de créer un réseau de relations entre des éléments fictifs et réels, entre des communautés humaines physiquement éloignées pour leur imposer de nouvelles formes de pouvoir et élever – à grand renfort de vies humaines – les mégalithes et… plus tard, les Pyramides. Le succès d’Harari est fondé sur sa puissance de synthèse d’une masse d’informations gigantesque, sur son talent à manier le récit, mais aussi sur son habilité à utiliser les rouages médiatiques en jouant sur les effets d’annonce et les affirmations chocs.
Quand dans son avancée dans les temps préhistoriques surviennent la révolution néolithique puis la révolution agricole, il désigne cette dernière comme « la plus grande escroquerie de l’histoire » (les hommes se sont, dit-il, adaptés aux plantes qui se sont offertes à eux et non l’inverse), mais aussi comme la plus grande catastrophe pour la Planète et pour l’homme lui-même, arraché à sa condition de chasseur-cueilleur, décrite comme proche de l’idyllique, car plus égalitaire et à l’abri de la pression du travail. Mais par ailleurs, ses positions libérales ont suscité des controverses nombreuses, comme son affirmation selon laquelle : « L’État et le marché sont la mère et le père de l’individu, et l’individu ne peut survivre que grâce à eux. » (Y. N. Harari, Sapiens, p. 421).
Harari est surtout le premier à affirmer et à imposer une idée née dans d’autres sphères mais répandue jusque-là de manière discrète : l’homme est le pire prédateur pour la Planète, l’espèce la plus invasive et destructrice du vivant, responsable depuis ses origines de la disparition de multiples espèces. Il rend évident la relation directe entre la capacité humaine à manier le récit, les fictions, les mythes et l’usage abusif du pouvoir par certains.
Le succès public mondial fulgurant de Sapiens – particulièrement auprès des jeunes –, a donné une force jusque-là inusitée au rapport établi par les scientifiques entre la domination de l’Homo sapiens sur la Planète et le désordre planétaire, y compris sur les plans géologiques et climatiques. En 2011, la notion d’anthropocène désignant une nouvelle époque géologique où l’espèce humaine devient le principal facteur et déclencheur de changements au niveau planétaire, suscite encore bien des débats (et très houleux !) parmi les scientifiques. Elle n’est « officiellement actée » qu’en 2016. Et en 2022, Jean-Jacques Hublin peut intituler sa leçon inaugurale au Collège de France « Homo sapiens, espèce invasive ».
Harari, lui, figure désormais sur la liste des grands influenceurs. Il est souvent qualifié de gourou israélien. Il s’est récemment montré très opposé à l’invasion de l’Ukraine, et après le 7 octobre 2023, il a publié un article traduit dans Courrier International, dans le sens de la paix. Son nouvel essai qui paraît en France en septembre 2024 s’appelle Nexus et présente « une brève histoire des réseaux d’information, de l’âge de pierre à l’intelligence artificielle ». Il y questionne les choix urgents auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, alors que de manière de plus en plus visible et flagrante, les récits se transforment en armes de guerre et que l’intelligence artificielle menace notre existence même.
Vertige du récit – Camille de Toledo
Pour faire passer ses idées, Harari se situe encore dans les hauteurs, du haut desquelles il parle et écrit. Un écrivain français de la même génération qu’Harari, Camille de Toledo, engage, lui, la société humaine à « ne plus se laisser envoûter par les narrations des hauteurs, pour se mettre à l’écoute de la vie ». Ces « narrations des hauteurs sont celles des empires techniques, juridiques et politiques, avec droits d’auteur, hauterité ! (alors que les premières écritures de l’humanité étaient sans signature.) Des écritures issues des terres continentales qui imposent leurs codes au reste du monde, […] des savoirs assurés, hautains et destructeurs. »
Camille de Toledo a publié en 2023 un essai tiré de sa thèse de doctorat, intitulé Une histoire du vertige, qualifié par la critique comme « Un livre des plus stimulants en ces temps troublés ». Il y démontre un nouvel effet de la nature fictionnelle de notre espèce fabulatrice : nous éloigner du réel, nous conduire à l’oubli du corps, accentuer ainsi notre fragilité et accroître le vertige (physique aussi bien que mental) occasionné par la séparation d’avec ce qu’il appelle « la vie nue » : le climat, les glaciers, les forêts, les sédiments, les fleuves, la réalité matérielle, les attaches primordiales hors de toute fiction.
Pour Camille de Toledo, l’abus de fiction conduit à l’oubli du monde.
Ce vertige est accentué de nos jours par les catastrophes climatiques et le constat irrévocable d’une « Terre abîmée, épuisée » « d’un monde raturé, éreinté par les écritures humaines ».
Camille de Toledo prend ses exemples dans la littérature, de l’invention du roman avec Don Quichotte de Cervantes jusqu’aux récits en images vertigineux de notre contemporain W. G. Sebald. Mais Toledo s’intéresse plus largement au langage, à ce qu’il appelle « l’encodage » : des histoires, des fictions, des contes, mais aussi des équations, des algorithmes, des cartes, des chiffres qui créent un rapport distancié au reste du vivant.
Il garde pourtant un espoir, ténu, mais bien réel, fondé sur la capacité des hommes à orienter leur savoir en le concentrant sur les sciences de la relation, des symbioses, des interdépendances, en le mettant au service de la tâche la plus urgence, rétablir des liens avec « la vie nue ». « Nous devons passer d’encodages trahissant le monde à des écritures traduisant le monde. »
Sapiens narrans participera alors enfin à un savoir « dans » et « avec » le monde.
Quant à la fiction, elle ne peut être éradiquée sans anéantir l’humain en nous. Des récits, on ne peut faire table rase. Ils sont consubstantiels à notre existence qu’ils embellissent, qu’ils rendent plus facile à vivre en lui donnant un sens autre que la matérialité rigide des choses, impuissante à satisfaire nos esprits.
Camille de Toledo retrouve ici les intuitions de Nancy Huston en 2008 : « C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle – sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même – nous aurions déjà disparu, comme ont disparu les dinosaures. » (Extrait du texte sur la 4ème de couverture de L’espèce fabulatrice, Nancy Huston).
La solution n’est donc pas dans l’abolition des récits mais dans leur transformation consciente : « Il n’y a pas d’autres récits possibles que de travailler à traduire, pour repriser, recoudre nos liens avec la Terre. […] », conclut Camille de Toledo (Histoire du vertige, p. 104)
« C’est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires ou pauvres qu’il importe d’inventer des fictions volontaires et riches. », écrit Nancy Huston (L’espèce fabulatrice, p.186).
Ces fictions nouvelles sont mues par une éthique, par une intention claire de permettre à chacun d’échapper aux discours venus des hauteurs ou des profondeurs de ses origines, de recréer du lien, empathique, entre les hommes, mais aussi avec la nature, comme le font déjà les romans de Richard Powers, de Marie Charrel, les écrits ethno-autobiographiques de Nastasja Martin, les entreprises théâtrales de Wajdi Mouawad…
Conclusion : « Il faut inventer de nouveaux récits » – Philippe Descola
L’anthropologue Philippe Descola figure – avec Bruno Latour – parmi les grands penseurs de notre Planète et du vertige dont les bouleversements actuels accentuent les effets sur notre société. Il vit aujourd’hui dans un village du Lot, en Bouriane, dans un environnement de sources, d’arbres et de forêts, de rocs et d’ocre, d’animaux qu’on ne voit nulle part ailleurs, au plus proche de cette « vie nue » invoquée par Camille de Toledo. C’est là que Denys Cheyssous, producteur de l’émission CO2 mon amour sur France-Inter, est allé le rencontrer au printemps 2024. Ces deux heures d’émission se concluent sur l’échange suivant :
Denis Cheissoux – Quelles sont aujourd’hui, selon vous, les grandes faiblesses de notre humanité et aussi ses grandes forces ?
Philippe Descola – Les faiblesses c’est la voracité, la volonté d’accumuler toujours plus et la grande force c’est l’imagination, la capacité de se projeter au-delà de soi-même dans des temps différents et d’imaginer des solutions alternatives aux manières de vivre ensemble.
Denis Cheissoux – Ça veut donc dire qu’on peut aussi avoir un espoir à condition qu’on change un peu de récit.
Philippe Descola – Oui, il faut inventer de nouveaux récits. Je pense que c’est très important de laisser de côté les récits anciens, ceux qui sont fondés sur l’exploitation, sur l’appropriation, sur la domination et d’inventer des nouveaux récits qui soient plus inclusifs. Mais ça ne se commande pas.
Références
- Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008
- Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Albin Michel, 2015 (première publication en hébreu, 2011)
- Camille de Toledo, Histoire du vertige, éd. Verdier, 2023
- Philippe Descola
- Par-delà nature et culture, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, 2005
- Les chasseurs cueilleurs, coll. les Petites conférences, éd. Bayard, 2024
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