Henri Le Saux – Moine breton, sage hindou

Dans son abbaye de Kergonan, Henri Le Saux a entendu l’appel de l’Inde. Des grottes d’Arunachala à un ermitage au bord du Gange, il y a accompli, de 1948 à 1973,  un parcours fascinant.

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À Tiruvannamalai, la montagne sacrée d'Arunachala et le temple de Shiva

 

50 ans après sa mort, une série d’événements ( particulièrement le colloque tenu à Dijon, en juin 2024 ) ravive la mémoire du bénédictin Henri Le Saux. En 2020, lors d’une conférence, je faisais découvrir à un public attentif au dialogue interreligieux, celui dont la rencontre, à travers un film réalisé par Patrice Chagnard, Swamiji, un voyage intérieur, m’a conduit sur les routes de l’Inde.

Une personnalité hors du commun

Découvrir Henri Le Saux, c’est entrer en contact avec une expérience peu ordinaire, celle d’une quête de l’Absolu, avec un A majuscule. Ce breton est né à Saint-Briac, en 1910, avec le besoin impérieux d’atteindre ce à quoi les êtres humains, d’ordinaire, se dérobent. Ils s’abritent dans l’obscurité par peur de trop de lumière, derrière les rites et observances parce qu’ils se sentent désarmés face à l’autre dimension des religions, celle de l’union directe avec le divin, de l’unité cosmique et même, au-delà, acosmique, celle de la fusion avec l’Absolu vers lesquelles tendent les mystiques qu’ils soient chrétiens, soufis ou hindous.

Henri Le Saux a réussi cette traversée, au terme d’une vie hors-norme, toute entière tendue vers cet extrême auquel il aspirait. Il n’a pas sombré face aux épreuves physiques, psychiques et spirituelles auxquelles cette démarche expose. Car la frontière est parfois très ténue entre expérience mystique et délire affectant la personnalité jusqu’à la rendre dangereuse pour elle-même ou pour les autres.

« L’œuvre essentielle de l’homme est de retrouver son Fond », le cœur de son être, là où se trouve son origine divine, écrivait-il dans son Journal. en 1953 L’expérience mystique n’est pas une échappée vers les hauteurs. Elle est une plongée dans les tréfonds. C’est ainsi que l’a vécue Henri Le Saux après Maître Eckart, après Saint Jean de la Croix, après Thérèse de Lisieux. Toute sa vie, Henri Le Saux a été moine bénédictin, proche des carmes et carmélites – particulièrement de celles de Lisieux – et il l’est resté même après avoir revêtu la simple étoffe couleur safran portée par les sannyâsîns, les adeptes d’une forme hindoue de monachisme qui implique le détachement total et l’errance, avec la mendicité pour se nourrir.

La particularité d’Henri Le Saux c’est en effet d’avoir mené sa quête « entre deux rives », selon le titre de sa biographie que lui a consacrée Marie-Madeleine Davy.

La découverte de la spiritualité hindoue

Il a ressenti l’appel de l’Inde dès 1934 à l’abbaye Sainte-Anne de Kergonan, en Bretagne sud, où il était entré en 1929, à l’âge de 19 ans, et où il a été ordonné prêtre.

Comment un jeune homme dont les parents tenaient un simple commerce d’alimentation, enfoui dans un monastère avant même d’avoir commencé sa vie d’adulte, a-t-il pu percevoir que l’Inde recelait des ressources spirituelles capables de lui apporter le souffle indispensable à la réalisation de sa foi chrétienne ? Dans les années 30 on parlait peu en France de cette colonie britannique et le plus souvent comme d’une terre d’exotisme, d’une mine de ressources exploitables par le génie occidental et d’un vivier pour des missions chrétiennes. Et pourtant, très vite, Henri Le Saux a cherché dans les textes sacrés de l’Inde le déploiement d’autres valeurs – de non dualité et d’intériorité – entrant en résonance avec la quête qu’il ressentait comme sienne : l’établissement d’une relation directe avec Dieu. Les perspectives étroites offertes à l’époque par l’enseignement thomiste reçu dans les monastères ne suffisaient pas à le combler. Dans l’Église catholique du début du XX° siècle, la dimension mystique n’était pas prise en compte, encore moins dans les communautés monastiques.

Car la mystique a toujours été le propre d’une démarche singulière. Henri Le Saux en avait bien conscience. Il se savait « l’âme [particulièrement] ambitieuse » et il ne cherchait à entraîner personne à sa suite. « Je voulais de belles et hautes idées. Je rêvais du ciel vécu dans une tête dure de Breton. Comme cela le Seigneur a pris les grands moyens et m’a amené ici [en Inde]. Si j’avais été plus docile, ç’aurait été combien plus simple ! Ne fais pas comme moi surtout », a-t-il écrit, une fois en Inde, à sa sœur, devenue, à son tour, moniale à Kergonan.

Sa connaissance précoce de la spiritualité indienne, il la doit certainement aux livres présents dans la bibliothèque de l’abbaye dont il a été le bibliothécaire. La première traduction en français des Upanishads – 108 textes en sanskrit, fondements de la spiritualité hindoue – a été publiée en 1905. Henri Le Saux a donc pu y avoir accès dans les années 30. Cela faisait déjà une décennie que Romain Rolland, prix Nobel de Littérature, avait lancé sa phrase très bruyamment controversée : « Nous sommes un certain nombre, en Europe, à qui ne suffit plus la civilisation d’Europe ». Les écrits du plus sulfureux Henri Guénon n’étaient sans doute pas présents sur les rayonnages de Kergonan mais son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921) a beaucoup marqué les intellectuels de son époque. Son ouvrage L’homme et le devenir selon le Vedânta a été célébré par Paul Claudel et Louis Massignon, et la presse s’en est fait largement écho. Le regard qu’Henri Le Saux tourne vers l’Inde s’inscrit dans ce contexte d’ouverture vers la spiritualité du sous-continent indien, s’appuyant non plus sur de simples interprétations théosophiques ou orientalistes mais sur une étude érudite des sources remontant aux Védas et aux écrits de Shankara, le sannyâsîn hindou qui, au tournant des VIII°-IX° siècles, a réformé l’hindouisme en le ramenant vers son fondement originaire, celui de l’Advaïta-Vedanta. Lorsque Le Saux écrit pour sa mère son premier livre, Amour et sagesse, en 1942, il y manifeste sa familiarité avec les Upanishads, qu’il étudiera toute sa vie en parallèle des évangiles.

L’originalité de la démarche d’Abishiktânanda

L’amour d’Henri Le Saux pour les livres ne s’éteindra en effet jamais. Même après son départ en Inde en 1948. Même après avoir revêtu la robe orange du moine hindou et pris le nom de Swâmi Abhishiktânanda. Même pendant ses longs séjours d’ermite solitaire au fond d’une grotte dans la montagne d’Arunâchala. Il ne les abandonnera jamais. Dans son livre Souvenirs d’Arunachala, récits d’un moine chrétien en terre hindoue, il raconte la visite dans son ermitage d’un guru qui fustige son mental d’intellectuel : « À quoi bon tout cela ? Ces livres, ce temps perdu à apprendre les langues [le sanskrit…] Tout cela ne mène à rien qui vaille. L’âtman n’a rien à voir, ni avec les livres, ni avec les langues, ni avec quelque Écriture que ce soit. Il est, c’est tout. ». Le Saux cherchera alors authentiquement à se conformer à ces prescriptions. Il accepte tout, jusqu’au dépouillement absolu, sacrifie tout pour parvenir à l’accomplissement suprême, tout… sauf les livres. Ils l’accompagneront toujours, partout, les Upanishads et les Évangiles pour le moins, au fond de son sac de moine errant, et dès qu’il se sédentarise, il s’entoure très vite de toute une bibliothèque. Sa vie durant, il n’a jamais cessé d’écrire : des lettres, un journal, des livres, des articles. Et il écrit en écrivain, en s’attachant aux mots et à la forme, pas seulement à l’analyse des concepts théologiques ou à la description des expériences dont il souhaite témoigner. Il ne renie pas ses dons. Il va au bout de l’expérience hindoue, mais sans rejeter le Christ, son appartenance à l’Église et à la communauté bénédictine, ni ses outils d’intellectuel occidental lui permettant d’accéder à la connaissance, à la compréhension de ce qu’il expérimente et d’en assurer la transmission. C’est ce qui fait sa singularité, son originalité par rapport à bien d’autres démarches menées, par des chrétiens, en direction de la spiritualité indienne, à son époque et encore à la nôtre.

Il a tissé les deux fils sans les rompre. Mais à quel prix ! Car ce parcours radical, il l’a mené seul, sans référent, et cette solitude a aggravé la souffrance spirituelle et métaphysique dont son Journal porte témoignage. Accepter la cohabitation en soi de ces deux traditions a suscité de nombreux doutes. Il s’est senti écartelé et il est passé par la traversée d’une Nuit obscure dont Saint Jean de La Croix ou Sainte Thérèse de Lisieux ont fait avant lui l’expérience. Les ténèbres ont ici encore été épaissies par le caractère pionnier de sa démarche : avant même l’ouverture de Vatican II en 1962 et la reconnaissance institutionnelle du dialogue interreligieux, il a cherché en terre non chrétienne l’approfondissement des Mystères de l’Au-delà. Très vite, il a inversé la perspective missionnaire qui était encore en partie la sienne à son arrivée en Inde. Il ne s’agissait plus de convertir, d’apporter aux hindous l’accomplissement d’une foi supérieure à toutes les autres ni même de christianiser l’hindouisme, mais au contraire d’accueillir le message de l’Inde qui prend aussi sa source dans la Providence. C’est ce qu’il a affirmé dans le livre publié avec Jules Monchanin en 1955-56, Ermites du Saccidânanda.

Jules Monchanin et l’ashram de Shantivanam

Jules Monchanin, prêtre du diocèse de Lyon, très grand intellectuel et pionnier d’un « dépassement » chrétien grâce à la pensée de l’Inde, a précédé Henri Le Saux en Inde du Sud et c’est auprès de lui que le moine bénédictin a d’abord pris appui. Ensemble, ils ont fondé, le 21 mars 1950, l’ashram chrétien de Saccidânanda à Shantivanam (le bois de la paix), revêtant tous deux le vêtement du sannyâsîn et prenant un nom hindou : Abhishiktânanda pour Le Saux, Paramârûbyânanda pour Monchanin. Ils y poursuivaient « une intégration chrétienne de la tradition monastique de l’Inde ». Ils cherchaient à faire se rejoindre dans le même creuset deux sources de Vérité qui, dans la perspective non-duelle de l’Advaita-Vedanta, permettent l’atteinte d’un même Être (Sat), en Conscience (Chit) et dans la joie (Anânda). Le nom de leur ashram, Saccidânanda, est aussi un terme qui désigne le Divin et l’expérience de l’atteinte de l’Au-delà.

Mais Monchanin a arrêté sa quête en amont de celle de Le Saux : il est mort dès 1957, laissant le monastère à la charge d’Abishiktânanda. Mais surtout, très marqué par la culture grecque, il est resté profondément Européen alors que Le Saux a poursuivi une expérience radicale de plongée en Soi dans le total détachement, le silence et la solitude. C’est Monchanin qui a conduit Le Saux à la rencontre du sage Ramana Maharshi au pied de la montagne d’Arunâchala, mais il n’a pas éprouvé la fascination qui a emporté Abhishiktânanda et l’a définitivement entraîné vers une autre dimension, un autre état de l’être, incompatible avec la rationalité européenne. Henri Le Saux a toutefois poursuivi cette démarche sans abandon de sa foi chrétienne, célébrant quotidiennement l’Eucharistie. Il ne tendait pas vers un syncrétisme mais vers la destruction des barrières empêchant la progression vers le cœur du secret et des mystères.

L’expérience de l’éveil à soi selon les Upanishads

Il affrontait donc seul les démons du découragement. Le 12 avril 1957, Henri Le Saux écrivait dans son journal : « Souvent je rêve de mourir, car il me semble qu’il n’y a plus d’issue pour moi en cette vie. Je ne puis être à la fois hindou et chrétien, et je ne puis non plus être ni simplement hindou, ni simplement chrétien. Alors, quel sens à vivre ? Quel découragement de vivre… » Il faisait néanmoins un constat impliquant l’avenir : « J’ai l’impression de plus en plus que je demeurerai dans l’Église. »

Cette fidélité à l’Église et plus particulièrement à l’institution bénédictine il l’a en effet maintenue jusque dans le respect de ses procédures administratives. Il n’est parti en Inde en 1948 qu’après avoir obtenu son « indult d’exclaustration », l’autorisation officielle de quitter sa communauté religieuse pour vivre à l’extérieur, sans suspension de ses vœux et en restant lié à son supérieur. Et étonnamment, au long de son parcours en Inde, même à l’extérieur de toute communauté, alors même qu’il a pris la nationalité indienne en 1960, Henri Le Saux a tenu à faire renouveler, et à plusieurs reprises, cet indult d’exclaustration. En 1972, un an avant sa mort, il écrivait encore : « Je suis toujours en bons termes avec l’abbaye Sainte-Anne de Kergonan ».

Il appliquait ainsi à sa propre personne le principe de non-dualité qu’il avait découvert dans les textes sacrés de l’Inde et dans la pratique quotidienne acquise auprès de ses gurus. Il intégrait à l’intérieur d’un seul être humain, lui-même, deux statuts – moine bénédictin et sannyâsîn hindou – qui ne s’excluent pas, ne se juxtaposent pas, mais le constituaient, lui, dans sa plénitude de catholique advaitin et de sannyâsin chrétien avec une exigence irrémissible d’absolu.

« Le moine, le Saint, vers qui regarde l’Inde spirituelle, n’est pas celui qui cherche sa voie dans de multiples pratiques d’ascèse et de dévotion, dans la continuelle récitation de mantras ou de prières, dans les pèlerinages et autres œuvres pies (qu’il s’agisse d’hindous ou de chrétiens), dans le compte intéressé de ses mérites et de ses bonnes actions, mais celui qui aura senti un jour le vertige de l’absolu, de l’engouffrement au-dedans, qui de son œil spirituel aura plongé en son tréfonds, et là, dans l’expérience suprême et ineffable, aura pénétré jusqu’en la source de son être, là où Est Celui qui Est. Ce n’est plus par ascèse, qu’un tel moine se désintéresse dès lors de la nourriture, du vêtement, du logement et du reste, qu’il demeure seul et dans le silence. Sa vie désormais – qu’il demeure solitaire en sa grotte ou qu’il vive entouré de disciples, ou bien que, errant, il s’en aille par les routes de village en village – ne sera plus que la simple expression au dehors de ce qu’il a reconnu enfin qu’il était … qu’il est. »

Conclusion

La vie d’Henri Le Saux a été une lente progression vers ce détachement, vers cette non-dualité vécue dans la totalité de son être, effaçant tous les doutes et les sensations de fracture. Il a longtemps butté sur les mêmes « apories », ces impossibilités théoriques qui ont fait reculer Monchanin : la disparition de la dimension historique, de l’idée même de création et de personne humaine, l’abandon des concepts, et même du « Dieu extérieur à soi » avec l’abolition de toute distinction entre l’âtman et le brahman, entre « l’âme » au cœur du Soi et l’Absolu de l’univers, avec tous ses au-delàs, dans l’infini de la lumière et de la vérité répandus par les Évangiles et les Upanishads.

Le 11 juillet 1973, quelques semaines avant sa mort, il a éprouvé le grand Éveil : « C’est merveilleux de faire une telle expérience qui vous procure la plénitude de la paix et de la joie au-delà de toutes les circonstances, même celles de mort et de vie. La vie ne peut être la même à présent que j’ai trouvé l’Éveil ! Réjouissez-vous avec moi. »

Références

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  1. Legrand catherine 2 novembre 2024 à 11 h 22 min-Répondre

    Une démarche spirituelle qui va jusqu’à l’engouffrement au dedans de soi .! Expérience douloureuse sans doute qui a tendance à la lecture à me procurer plutôt un malaise !

    • aarmel 2 novembre 2024 à 22 h 22 min-Répondre

      Cette notion de plongée au coeur du soi est une mise en pratique directe des upanishads. C’est une expérience qui rejoint celle de tous les grands mystiques. Y parvenir est une longue route qui peut, certes, être douloureuse. Mais atteindre le but recherché (l’Absolu…) est une joie et une paix – selon ceux qui l’ont vécu – à l’intensité inégale qui dépasse tout ce qu’un être humain peut vivre par ailleurs…

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