Philippe-Forest-Central-Park-Neige|Aliette Armel

Depuis qu’il a découvert la personnalité et la mystérieuse existence du peintre Eben Adams dans un film de William Dieterle sorti en 1949, Portrait de Jennie, Philippe Forest a l’impression que cette histoire est « au fond la sienne » et « qu’à en faire le récit il se trouvait depuis le début destiné ». Dans son onzième roman, il s’empare donc de ce conte aux allures désuètes, que son écriture transmue en un objet délicat, aux multiples emboîtements, à travers lequel il évoque une nouvelle fois en filigrane, la perte située au centre de sa vie et de son œuvre : la mort de sa fille de quatre ans d’un cancer en 1996.

Une construction en alternance

Le roman Et personne ne sait progresse au fil de quatorze courts chapitres. Les chapitres impairs décrivent des scènes sorties du roman et du film « Portrait de Jennie » en les détournant de leur caractère trop naturaliste. Dans cette histoire en forme de conte, un jeune peintre en plein désarroi croise une petite fille qui joue à la marelle dans Central Park enneigé. Par la magie de cette rencontre il plonge dans un étrange mouvement du temps et la frontière entre rêve et réalité s’efface. En quelques semaines, la petite fille traverse les âges de la vie et « se soustrait ainsi au temps auquel les autres sont soumis et à l’intérieur duquel elle apparaît et disparaît ».

Dans les chapitres pairs, le narrateur – de manière évidente Philippe Forest – parcourt l’aile américaine du Metropolitan Museum of Art. Il s’arrête d’abord devant les horloges exposées, dont le temps est immuablement suspendu – leurs aiguilles sont positionnées sur deux heures moins dix. Au fil des salles qu’il traverse, il s’attache à déchiffrer certains tableaux avec une grande maîtrise de l’analyse picturale et il les met en résonance avec les paysages peints par Eben Adams, avec l’expérience intérieure qui le nourrit et avec le portrait qu’il peint de Jennie, grâce auquel il accède enfin à la notoriété.

Une interrogation sur le rêve

Les détails des tableaux, les nuances de couleur, les signes de ressemblance entre les visages des personnages d’une scène familiale – comme si une même petite fille était représentée à tous les âges de la vie – sont posés comme des indices matériels, des bribes de réalité et de vraisemblance qui persistent quand tout semble basculer dans l’évanescence du rêve.

Eben Adams vacille… Jennie est-elle vivante ou un fantôme ? Est-elle une hallucination ou un souvenir ? « Je rêve, je sais que je rêve, je rêve que je rêve. Une moitié de moi-même croit à ce qu’elle voit et l’autre pas ». Mais surtout, Eben ne veut pas sortir de son rêve !

Et lorsqu’un jour il semble céder, avouer que Jennie n’a existé que dans son imagination, il s’aperçoit alors que dans sa main, « il tient, serré, un bout d’étoffe froissé et trempé », le foulard que Jenny portait lors de leur première rencontre et qu’il a conservé… détail qui atteste de la vérité du rêve.

Lorsqu’elle rencontre le peintre, la petite fille joue à la marelle en réglant ses sauts lui permettant de monter de la Terre vers le ciel, sur les rythmes d’une comptine

D’où je viens
Personne ne le sait.
Où je vais
Tout s’en va.
Le vent se lève,
La vague déferle,
Et personne ne sait.

« L’artiste arrête le temps qui passe »

Mais plus encore, le « portrait de Jennie » – que Philippe Forest imagine vêtue d’une robe noire comme le portrait de Mrs John Jay Chapman par John Singer Sargent ou plus encore La Jeune femme en robe noire de Titien – confère à la jeune femme mystérieuse une Présence qui survit bien au-delà de son identité dont personne ne sait rien et du temps arrêté pour toujours au moment saisi par le regard du peintre. « L’artiste, dans l’espace de la toile, arrête le temps qui passe. » Face à l’absence et à l’expérience essentielle de la perte, la beauté survit, intemporelle…

« Hier et demain ont toujours été, seront toujours, dit Jennie ».

Références

  • Philippe Forest, Et personne ne sait, Gallimard, 128 p., 2025
  • Robert Nathan, Le portrait de Jennie, trad. Germaine Delamain, éd. Joëlle Losfeld, 2000
  • Portrait of Jennie (Le Portrait de Jennie), film réalisé par William Dieterle, avec Jennifer Jones et Joseph Cotten, sorti en 1949
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