Marie-Charrel-Foret-Colombie-Britannique | Aliette Armel

Situé en Colombie-Britannique, des années 1920 à l’après-guerre, ce roman au titre intriguant – Les Mangeurs de nuit -, fait alterner ombres et lumières, au coeur de la forêt, dans l’Histoire de la Colombie britannique, dans la transmission des légendes et dans le destin de personnages capables de surmonter les déterminismes pesant sur leurs communautés.

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Un beau succès littéraire

Étonnante Marie Charrel ! Cette journaliste entrée au Monde en 2013 comme spécialiste de la politique monétaire internationale et de l’économie européenne a connu un beau succès d’écrivaine avec son envoûtant roman Mangeurs de nuit, sorti en poche en mars 2024.

Dans la forêt de Colombie britannique, elle fait se croiser une descendante d’émigrés japonais et un creekwalker, gardien de la forêt, protecteur des rivières et de leur faune dont la mère adoptive est amérindienne. Ils ont en commun d’être bercés par les légendes de leurs origines et soutenus par elles lorsque les trop fragiles êtres humains qu’ils demeurent se retrouvent en danger dans l’univers complexe de la forêt. Hannah croise ainsi un ours blanc blessé et, sans Jack, elle n’aurait pas survécu à ses blessures.

Quand Marie Charrel évoque les romans qui ont été à la source de ce livre, elle cite d’abord Richard Powers et son roman L’Arbre-monde où résonne l’urgence de la lutte pour la survie des forêts. Elle nomme Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka (Prix Femina étranger 2012), référence sur le sort des émigrés japonais dans la région de Vancouver pendant la grande dépression des années 30 et leur enfermement dans des camps après Pearl Harbour. Pour la rencontre d’Hannah avec l’ours – qui l’attaque et l’entraîne dans l’univers chamanique – elle invoque l’anthropologue Nastassia Martin : dans Croire aux fauves, elle fait le récit de sa confrontation avec un ours qui a intensifié sa relation avec les peuples du Grand Nord, son terrain d’étude scientifique.

Une des références de Marie Charrel

« Nastassja Martin dit qu’on vit une crise du récit, a expliqué Marie Charrel à la Grande Librairie. On n’a pas encore de récit, on n’a pas métabolisé la crise écologique qu’on est en train de vivre. Comment on peut construire ces récits, des récits du vivant et des récits qui soient moteurs. Dans mon livre, j’avais envie de parler de la forêt, de ces forêts qu’on est en train de détruire. La forêt telle qu’on l’aime, telle qu’on devrait la vivre et qu’on est en train de perdre. En juin 2022, la Colombie britannique a connu un dôme de chaleur » meurtrier.

Nastasja-Martin-Croire-fauves-ours | Aliette Armel

Régénérer les hommes et la nature

L’auteure appartient résolument à cette nouvelle génération de romanciers qui allient un talent littéraire protéiforme et novateur à la dénonciation des crimes pesant sur certaines régions du globe : l’Histoire de la Colombie britannique est ainsi hantée par les « pensionnats autochtones » où ont été enfermés les enfants amérindiens pour les contraindre à adopter la culture occidentale et par les terribles injustices commises à l’égard des émigrants japonais, particulièrement leur enfermement dans des camps, les assimilant et les condamnant tous comme des espions potentiels après l’attaque de Pearl Harbour.

Marie Charrel fait ainsi alterner les chapitres où les mythes, japonais comme amérindiens, regénèrent ceux auxquels ils ont été transmis (à condition qu’ils sachent « les entendre pleurer ») et les passages très historiquement référencés où se manifeste la volonté d’écraser, en les dépouillant de tout et même de leur mémoire, des hommes, femmes et enfants, parce qu’ils sont venus d’ailleurs, ou au contraire parce qu’ils ont été les premiers occupants d’un sol convoité. Dans la forêt aussi la destruction est en marche. La folie humaine et la violence n’épargnent aucun refuge.

Mais les opprimés relèvent la tête, reprennent le contrôle de leur vie ! Leur révolte sème la peur chez les fermiers en se répandant dans la presse. La nature elle-même affirme ses droits dans la clarté répandue par les lucioles appelées « mangeurs de nuit ». Les saumons survivent à la pollution du fleuve, l’ours esprit reprend possession de son territoire sauvage et au bord de la maison, le pétroglyphe veille. Cette pierre ancestrale, gravée par les hommes ou les esprits, murmure à ceux qui savent l’entendre les secrets des mondes engloutis.

Marie-Charrel-Les-Mangeurs-de-nuit | Aliette Armel

« Les Mangeurs de nuit s’articule en courts chapitres et voyages spatio-temporels autour de deux mélancoliques esseulés. Deux figures magnifiques. Jack, un misanthrope autochtone, mal remis de la mort de son jeune frère à la guerre et chargé de veiller sur la luxuriante, mais glacée, mais pluvieuse, forêt de Colombie-Britannique (…) et Hannah, une jeune Japonaise agressée et défigurée par le terrible et légendaire ours blanc qui sévit sur les territoires enneigés, elle y fuyait le camp où était parquée sa communauté, et où sa mère, sans qu’elle l’empêche, s’était suicidée de désespoir.  » Fabienne Pascaud, Télérama

Une nouvelle forme de « nature writing »

Une nouvelle forme du « nature writing » initié par Thoreau au milieu du XIX° siècle se déploie ici, comme dans le roman de Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous. Ces sont des romans charpentés, riches en rebondissements et épisodes, aux personnages pleins de caractères et parsemés d’évocations poétiques. Vivifiés par leurs alternances formelles – récits familiaux, scènes de heurts violents, articles de journaux – ils sont aussi nourris par des pensées comme celle de Bruno Latour ou Philippe Descola et ils relisent l’Histoire à travers une autre grille que celle des maîtres de la confiscation du monde.

Références

  • Marie Charrel, Les Mangeurs de nuit, Les éditions de l’observatoire, 2023 / Le Livre de poche, 2024
    • Prix du livre France Bleu-Page des libraires 2023
    • Prix Cazes-Brasserie Lipp 2023
    • Prix Ouest-France-Etonnants voyageurs 2023
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