Le lac de Zurich, centre géographique de ce roman planétaire
Science ou fiction ? Les frontières s’effacent
À l’heure où arrive en France cet opus de 546 pages et 106 chapitres, paru aux Etats-Unis en 2020, la fréquence des cataclysmes climatiques s’est déjà accentuée. L’annonce pour 2025 d’une canicule faisant, en Inde, 20 millions de victimes, ne semble plus relever de la science-fiction, mais d’une simple projection de données connues. La diffusion dans les médias de modèles scientifiquement établis ne précède désormais que de quelques semaines la déferlante, sur une partie du globe terrestre, de phénomènes décrits dans ces représentations : températures insoutenables pour le corps humain, vents balayant toute résistance, inondations emportant des territoires entiers, « Super Dépression » et disparition des liquidités monétaires, actions meurtrières d’envergure menées par des groupements insaisissables qui identifient et exécutent les coupables : « les plus puissants, les actionnaires majoritaires. Des pourvoyeurs de mort. Des meurtriers de masse qui ne pensent qu’à l’argent. » En quelques dizaines de pages, le lecteur du Ministère du futur se retrouve projeté dans un monde à la violence annoncée et à l’effondrement scientifiquement déjà avéré. Science ou fiction ? Actualité ou hypothèse futuriste ? Les frontières s’effacent.
Le Ministère du futur : une agence internationale efficace
Au milieu de ce chaos émerge un noyau de résistance inattendu : le Ministère du futur, agence internationale implantée à Zurich et dotée de vrais moyens pour mettre en œuvre la coopération mondiale. Sa directrice, la fascinante irlandaise Mary Murphy, et son directeur de cabinet Badim Bahadur, convaincus de la nécessité du changement, se révèlent des stratèges étonnamment habiles. Ils déploient un travail acharné, ils usent de leur pouvoir de négociation et de leur force de conviction, ils utilisent tous les leviers financiers, législatifs et politiques disponibles. Et ils parviennent, au fil des décennies mais aussi de tragédies, à imposer des mesures aux effets réels sur le climat, la biodiversité, la gouvernance politique et financière. Dans la société établie par les « nouveaux citoyens », la notion d’équité est devenue une valeur centrale et sa devise proclame enfin : « Ce qui est bon, c’est ce qui est bon pour la terre. » Mais la fragilité demeure : malgré l’inversion des courbes délétères (carbone dans l’atmosphère, tarissement des ressources en eau, surpopulation humaine et extinction de la biodiversité), malgré le « vivre ensemble » décliné à l’échelle mondiale, il s’agit toujours de la même Planète, soumise à son incontournable principe d’incertitude…
« Le monde va s’en sortir parce que le destin n’existe pas »
Kim Stanley Robinson ancre son roman dans notre environnement quotidien, dans ce que nous apprennent les médias mais aussi les revues scientifiques : les analyses sur la fonte des glaciers en Antarctique et au Groenland, les techniques de géo-ingénierie, les découvertes des neurosciences en matière de comportement humain, la gestion de l’économie en open source et de la monnaie fiduciaire sous forme de blockchains, en l’appuyant sur une valeur monétaire attribuée aux captures de carbone… À partir d’une réalité dont il ne minimise pas les futurs effets destructeurs – « Les années 2030 ont été des années zombies. La civilisation avait été assassinée mais continuait à errer sur Terre, titubant vers un destin pire que la mort » – l’auteur décrit le déploiement d’une créativité conduisant à la mise en place de solutions, modèles et procédures réellement innovants. S’inverse, alors, le cours du destin : Kim Stanley Robinson et son extraordinaire personnage de femme, Mary Murphy, sont portés par la conviction que « le monde va s’en sortir parce que le destin n’existe pas. Parce que la fin n’existe pas ».
Mary Murphy : une femme au service du futur de la planète
Autour de Mary Murphy, les courts chapitres de ce roman choral suivent le parcours de multiples personnages de cette dramaturgie planétaire, sans oublier de faire entendre la voix des non humains, comme celle de Janus Athena, représentant de l’intelligence artificielle.[1] De scènes en scènes, au-delà des discussions, négociations, développements techniques et scientifiques, courts inserts de points de vue et de récits d’expériences surprenants, se déploie le spectre des sentiments, des sensations poétiques liées au spectacle de la nature, des dérèglements comportementaux liés aux évènements traumatiques, des modes de relations interpersonnelles avec leur part de mystère, des douleurs et souffrances, et des effets souvent délétères des divergences de comportement.
Dans ce roman dit de science-fiction, pas de super-héros ni de super-pouvoirs, pas d’instances suprêmes ni d’interventions extra-terrestres : juste la Planète terre, habitée par des êtres profondément humains, aux personnalités et capacités multiples, au milieu desquels les femmes jouent un rôle fondamental, qu’elles soient réfugiée syrienne, juriste internationale d’origine russe, ou ministre des finances chinoise. Elles escaladent les montagnes les plus abruptes, symboliques ou réelles, et parvenues sur l’autre versant, elles savent profiter, enfin, du calme du moment présent, invitant à les rejoindre tous ceux qu’elles portent en elles et à leurs côtés, vivants ou morts.
[1] Dans ses multiples entretiens et conférences, Kim Stanley Robinson ne cache pas sa proximité la théorie de « l’acteur réseau » du sociologue Bruno Latour.
Références
Kim Stanley Robinson, Le ministère du futur, trad. par Claude Mamier, éditions Bragelonne, 2023
Kim Stanley Robinson a donné de nombreux entretiens à l’occasion de la parution de la version française du Ministère du futur. Parmi lesquels :
- Kim Stanley Robinson et le monde de demain, France Culture, Le Book Club, Marie Richeux, 6 novembre 2023
-
« Les romans doivent être un plaisir » : entretien avec Kim Stanley Robinson par Sébastien Omont, En attendant Nadeau, 9 novembre 2023
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