Japon1-Jardin-Ritsurin|Aliette-Armel

Le Jardin Ritsurin, à Takamatsu, est un de ces jardins de promenade créés au XVII° siècle par le seigneur du lieu. 6 étangs, 13 collines ont été creusés, élevés, agencés, arborés, parcourus d’allées et de ponts pour présenter au visiteur une cinquantaine de vues de paysages lointains et célèbres.

Un pays aux multiples paradoxes

Je n’ai passé que dix jours, ce printemps, au moment des cerisiers en fleurs, dans ce pays fascinant, mystérieux, plein de paradoxes. Juste le temps d’y éprouver la beauté et l’ombre, la nature célébrée et contrainte, les montagnes transpercées (pour faire passer des routes) ou vénérées, l’intensité de la cérémonie du thé et la violence guerrière, la calme perfection des jardins et le tragique nucléaire, la singularité du culte ancestral shinto côtoyant le bouddhisme importé de Chine et de Corée, l’omniprésence des outils numériques mais aussi le foisonnement de petits personnages, esprits tour à tour bienfaisants et maléfiques, yokaïs, jizo bouddhiques, kitsuné (renards) shintos, que l’on trouve révérés dans les sanctuaires mais aussi dans toutes les boutiques et pas seulement dans celles pour touristes !

Ce voyage avait pour centre le Kansaï, région située sur l’île principale de l’archipel japonais, Honshû. Nous n’avons pas exploré l’Est de Honshû, avec la capitale actuelle du Japon, Tokyo, dont le nom signifie « capitale de l’Est ». Avec notre guide Solveig Placier, nous sommes restés dans l’Ouest, atterrissant dans la région du Kansaï, sur l’aéroport international d’Osaka. Nous sommes remontés vers le Nord, vers la mer du Japon (partie Est de l’Océan Pacifique), face à la Corée, dans la région rurale du Chûgoku, avec ses sanctuaires shintos, ses cités féodales, ses châteaux avec leurs donjons en bois à plusieurs étages et leurs empilements de toits aux pentes incurvées. Puis nous avons retraversé cette presqu’île pour revenir au bord de la mer intérieure. Nous l’avons longé la côte d’Hiroshima à Osaka en traversant des zones hyper-industrialisées. Nous sommes alors remontés vers Kyoto, puis Nara, les capitales historiques, celles du grand développement des sectes et des temples bouddhiques, mais aussi d’une civilisation raffinée. Et notre voyage s’est terminé, à la fin de la semaine des cerisiers en fleurs, dans les montages de Yoshino, sur la péninsule de Kii, haut lieu de sites sacrés. Les chemins de pèlerinages du Kumano Kodo (reconnus par l’Unesco ; jumelés aux Chemins de Saint-Jacques de Compostelle) conduisent les pèlerins de sites sacrés en sites sacrés, mêlant comme partout au Japon, sanctuaires shintos et temples bouddhistes.

À l’ombre des Notes de chevet de Sei Shônagon

Un livre m’accompagnait, celui qui m’a inspiré le titre de cette note : Choses partagées après un voyage au Japon.

Choses qui ne font que passer
Un bateau dont la voile est hissée.
L’âge des gens.
Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver

Cette courte liste de « choses » qui résonne comme un haïku a été écrite par Sei Shônagon dans ses Notes de chevet, alors que le Japon faisait l’expérience d’une longue période de paix.

sei-Shonagon-notes-de-chevet-Japon

Paix relative certes, comme elle l’est toujours. Paix se dit « Heian » en japonais et Heian fait partie du nom alors porté par Heian-kyo, la ville que nous connaissons désormais sous le nom de Kyoto. C’est à Heian-kyo (Kyoto) que l’empereur avait transporté sa cour en 794, quittant l’ancienne capitale, Nara, initiant une nouvelle période dans l’histoire du Japon, la période de Heian (la paix) (794-1192).

C’est à cette époque que le Japon s’est affranchi du modèle chinois, très présent au début de son histoire. Il est devenu autonome, particulièrement dans le domaine de la langue, avec l’usage de caractères d’écriture syllabaires spécifiquement japonais, les kanas, qui cohabitent depuis avec les kanji chinois qui sont, eux, des idéogrammes. ll y a toujours ainsi plusieurs types d’écriture au Japon, utilisés tour à tour, sur les panneaux et les affiches, dans les bus : les caractères hiragana sont utilisés pour écrire les mots japonais, les katakana servent à transcrire les mots d’origine étrangère et les onomatopées. Les Kanji, idéogrammes chinois sont toujours présents.

« Choses qui n’offrent rien d’extraordinaire au regard, mais qui prennent une importance exagérée quand on écrit leur nom en caractères chinois ». Sei Shônagon note qu’écrire le nom d’une chose en utilisant des kanji, caractères chinois, augmente le prix, la valeur matérielle et spirituelle de la chose. L’utilisation littéraire des kanji, dans des poèmes, ou des chroniques historiques et savantes était le monopole des hommes à la cour de Heian, aux alentours de l’an 1000… Les femmes, elles, se sont emparées des kana qui permettent d’écrire les choses avec des mots et une sensibilité japonaises.

Les choses, ce concept vague et extrêmement ouvert, emplissent et animent Les Notes de chevet de Sei Shônagon composées de titres et de listes, ce qui en fait un texte étonnamment moderne dans sa forme et son contenu. Ces listes sont regroupées en catégories très personnelles et parfois étonnantes : choses détestables, choses qui font battre le cœur, choses qui égayent le cœur (l’auteure faisant ainsi preuve d’un grand sens de la nuance). Ces listes sont parfois désignées simplement du nom des choses qu’elles énumèrent ou elles décrivent des successions d’actions. Ce sont de très courts paragraphes qui résonnent comme des poèmes. Ou de plus longs récits, qui nous font partager les intrigues de la cour. Sei Shônagon est en effet parvenue à écrire et sauvegarder ses Notes de chevet dans l’univers impitoyable du palais impérial de Heian-Kyo (la capitale tranquille et paisible).

Dans la fascination pour la cour de Heian

Cette cour impériale hors normes a vu naître, et à la même époque, deux chefs d’œuvre incontestés de la littérature mondiale ; Le dit du Genji et Les Notes de chevet, écrits (au pinceau bien sûr et sur du papier, fort rare à l’époque) par deux femmes, contemporaines, Murasaki Shikibu (973-1014) et Sei Shônagon (c. 965 -1017), toutes deux dames d’honneur à la cour. Mais pas des mêmes impératrices ! Il y avait en effet deux impératrices consorts à la cour du même empereur. Murasaki Shikibu était au service de l’impératrice Shōshi (Akiko) et Sei Shonagon au service de Teishi Sodako. Et vous pouvez imaginer les rivalités entre elles ! Ces conflits n’avaient rien de simples bluettes, la violence de certaines intrigues rapportées par Le Dit de Genji sont là pour nous le rappeler.

Considéré comme le premier roman psychologique du monde, Le dit du Genji (Genji Monogatari) se présente comme la chronique des aventures d’un prince, le Genji, grand séducteur et homme de pouvoir. Au fil de son exil, de ses intrigues amoureuses et politiques, il analyse les subtilités de l’univers féminin qu’il découvre au fil de ses conquêtes. C’est un roman de 1311 pages, mêlant poésie, réflexion philosophique, analyse sociologique et psychologique.

A vrai dire… j’ai échoué à plusieurs reprises à le lire. Gageons que la visite de l’exposition « À la cour du Prince Genji, mille ans d’imaginaire japonais » que le musée Guimet présente du 23 novembre 2023 au 25 mars 2024 me permettra enfin d’accéder à ce roman fondateur !

En revanche, j’ai beaucoup d’affection pour Les Notes de chevet (en anglais The Pillow Book) que je ne cesse de recommander, d’offrir, de citer en atelier d’écriture en proposant aux participants de s’essayer à leur tour à aligner des listes. C’est le livre créateur d’un style, celui des « écrits au fil du pinceau » qui consignent, au fil de l’instant qui passe, ce qu’on a vu, entendu, ressenti et la manière dont on y a réagi. Par la profondeur de la pensée, par la liberté de son style, par l’intérêt que suscitent ses récits, il n’est rien, qui égale dans ce genre Les Notes de chevet de Sei Shonagon, dont les japonais connaissent tous par cœur l’ouverture, « Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement… »

Même à la cour, c’est le spectacle de la nature qui importe avant tout. Sei Shonagon nous enseigne à l’observer chaque jour avant tout chose au réveil pour se réjouir de ses beautés avant de plonger dans les difficultés de la journée.

On dit souvent qu’une part essentielle de l’esprit japonais est contenu dans une expression, Mono no aware, la profonde mélancolie des choses. Les choses dont l’observation révèle l’impermanence, aussi solides soient-elles en apparence. L’impermanence, principe fondamental du bouddhisme, religion venue de Corée et de Chine que la cour japonaise s’est appropriée, en même temps que de la langue chinoise et ses caractères.

Fascinante cour donc que celle de Heian-Kyo aux alentours de l’an 1000 où une des impératrices protège les phrases courtes et ciselées et l’écriture intime de sa suivante et où l’autre impératrice facilite l’élaboration du récit subtil et titanesque élaboré par sa propre dame d’honneur. Cette forme inédite de compétition aboutit à la production de chefs d’œuvre écrits par des femmes hors du commun. Une merveilleuse fenêtre s’est ouverte au Japon, à l’orée du second millénaire, entre deux périodes de chaos, de troubles et d’affirmation guerrière et masculine, dont les valeurs viriles ont pendant des centaines d’années, reléguées les femmes derrière les cloisons de leurs maisons…

En résonance avec les auteurs contemporains inspirés par Les Notes de chevet

Les Notes de chevet sont toujours sources d’inspiration pour les auteurs contemporains même français ! Georges Pérec, Je me souviens ; Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes ; Pascal Quignard et son entreprise du Dernier Royaume ; Françoise Héritier, Le sel de la vie ; L’écriture courante que Marguerite Duras pratique, en particulier dans La vie matérielle

Et ce n’est pas uniquement un mode d’écriture, une forme littéraire, mais aussi un esprit… celui qui trouve un sens à vivre dans la fraîcheur de l’instant, la joie simple du présent, fût-elle suscitée par une réminiscence du passé, une esthétique du petit, du détail et de la matérialité des choses, qui n’oublie pas qu’il n’y a pas de lumière sans obscurité, et que sans sa part féminine, toute vision du monde est amputée d’une part essentielle.

Références

Partager cet article

Laisser un commentaire

  1. Catherine SH 20 octobre 2023 à 12 h 41 min-Répondre

    Puits inépuisable de références aux savoirs, présentation élégante à l’esthétisme en miroir avec celui des multiples imageries japonaises

Pour être informé des dernières nouvelles,
abonnez-vous à la lettre d’info !

Une fois par mois, découvrez l’actualité des ateliers d’écriture, mes nouvelles publications de ressources et les nouveautés de mon journal de bord.