L’appel intérieur qui a poussé l’auteur à s’en aller l’a conduit au cœur des guerres tout autant que sous les voutes des abbayes. Sa méditation puissante sur cette soif d’intensité, de beauté et d’aventure est soutenue par une brillante succession d’anecdotes et un florilège de portraits d’hommes – célèbres ou méconnus – qui, comme lui, ont obéi à cette injonction : entreprendre des équipées proches ou lointaines dont leurs livres portent témoignage.
Un autoportrait dessiné à partir de la saisie d’autres figures
Un autoportrait dessiné à partir de la saisie d’autres figures
« Pour moi, je resterai un homme des années 1840. Chaque jeudi [jour de la séance hebdomadaire à l’Académie française] je prends les bords de Seine, rêvant de retrouver là-bas ceux de ma génération qui est celle-là, les illustres et inconnus fraternellement mêlés. Je suis un bourgeois comme eux, le cœur sensible, ami des usages, n’aimant ni la police ni les sermons. » Lisant ces lignes à la page 177 de S’en aller, le lecteur hésite une nouvelle fois. Oui, depuis le début du livre, il s’est souvent arrêté, interrogatif, au milieu d’une phrase complexe, cherchant à retrouver le sujet des verbes égaré au milieu d’une forêt de relatives et de circonstancielles, soutiens d’anecdotes, de pensées et d’images. Qui parle ici ? Est-ce l’auteur, François Sureau, élu à l’Académie française en 2020, qui se réfère sans cesse aux écrivains du siècle hugolien et se lance sur les traces de ceux dont la posture, la détermination, le point de vue atypique résonne avec le sien ? Il entretient ainsi la confusion entre leur personnalité et la sienne.
Qui parle ? Lui-même où son « personnage » ? À ce moment du livre (chapitre VI, page 177 donc), il s’agit de Victor Jacquemont, voyageur du Muséum d’histoire naturelle parvenu jusqu’à Calcutta et y rêvant d’une destinée d’écrivain célébré par les institutions, lorsqu’il sera de retour à Paris « armé de quelque ouvrage qui le tirerait de l’obscurité ». La mort l’a saisi avant l’écriture de ce grand œuvre et il ne parvient à la reconnaissance par ses pairs qu’aujourd’hui, dans le cadre de ce Panthéon érigé par François Sureau aux hommes marqués par le désir de partir, quitter, s’arracher sans savoir vraiment vers où mais sachant au moins vers quoi : des instants d’émotion insaisissables, une approche plus aiguë de la vérité, une expérience de l’aventure et parfois du vide qui n’habite pas que le désert, mais aussi, profondément, l’âme des hommes.
François Sureau s’en est allé, souvent, refusant « l’errance sans but », n’hésitant pas à pousser la porte de la Légion étrangère au fort de Nogent, mais évoquant cette expérience – pirouette surprenante pour le lecteur – à travers celle que Maurice Leblanc prête à Arsène Lupin.
À rebours des idées reçues
À rebours des idées reçues
Tout en poursuivant une ascension sociale qui l’a mené jusqu’au pouvoir administratif et judiciaire, mais aussi jusqu’au quai Conti, François Sureau a exploré sa vie durant des chemins de traverse, à rebours des décisions, des prises de position attendues d’un haut fonctionnaire, d’un brillant avocat et du conseiller d’un président dont il n’hésite pas à critiquer publiquement début 2024 « la manière dont, après avoir favorisé un compromis sur la loi relative à l’immigration, comme si la Constitution ne le tenait en rien, il a saisi le Conseil constitutionnel sur le texte qu’il avait voulu ».
Dans S’en aller, il ne ménage pas ses lecteurs, faisant surgir de l’oubli des hommes déroutants, au comportement en marge, « cherchant la réalité comme un Graal », et agissant à l’opposé de tous les clichés sur les écrivains voyageurs : ainsi Michel Vieuchange explore-t-il vers 1930 un territoire désertique, encore inviolé, entre Tiznit et la Mauritanie. Après être entré à Smara, la ville de ses rêves, il meurt à Agadir à 26 ans, laissant « un journal de voyage où le désir de s’en aller tient la première place, où l’on voit que le désert lui était […] une occasion et rien d’autre. Lhassa eût aussi bien fait l’affaire. Il n’a connu ni le nom des tribus ni leurs langues ni leurs mœurs. »
Un ton particulier, une voix singulière
Un ton particulier, une voix singulière
La magie du style de François Sureau saisit son lecteur. Mais il le maintient, avec élégance, à forte distance, par l’usage de doubles négations, de constructions dont la complexité permet – en milieu de phrase – le retournement du sens.
Il privilégie le « ton » léger, à fleur d’ironie, traversé par la flamboyance de formules percutantes mais aussi de sentences célébrant l’impression « d’instant de vérité », suscitée par « le murmure du vent », « la poussière de neige », le « bond de l’amoureuse », dont la Bible parle, puis condamnant les propos et comportements de ceux, religieux et politiques, qui prétendent détenir et dire cette vérité…
La voix singulière de François Sureau résonne, captivante, lors de ses interventions sur les antennes radiophoniques (en particulier la série d’émissions sur France-Culture, à l’origine de son livre, L’Or du temps, dont il poursuit avec S’en aller, les mêmes objectifs sous une autre forme : « Agram Bagramko (le personnage principal de « L’Or du temps ») est une sorte de double bienfaisant pour moi. Je l’ai suivi car ce livre est une remontée de la Seine et c’est un portrait personnel d’une France que j’ai aimé. »).
C’est la même musique que le lecteur entend lorsqu’il se laisse entraîner par le flux de ses paroles radiophoniques et de ses phrases écrites complexes. Ce flux passe, sans solution de continuité, d’un personnage à une idée, de Huysmans à Saint-Ignace de Loyola, des cachettes dans le jardin de l’enfance aux Cavaliers de Kessel « forme la plus aboutie, à l’époque moderne de de cycle du Graal où l’auteur apparaît et disparaît avec la grâce de celui qui sait qu’il n’existe qu’une seule nature humaine, dont les éclats brillent et s’éteignent au hasard des rencontres ».
Conclusion
Pour cette formule mystérieuse – une parmi tant d’autres ! – qui réveille les esprits, pour ses plongées dans les abîmes mais aussi dans le « silence de solitude » des chartreux, « qui ne désigne pas l’absence de bruits, mais la disparition de l’inutile », pour l’amour immodéré de la littérature qu’il magnifie au fil de ces pages, pour les rencontres avec de subtils inconnus de notre histoire littéraire, S’en aller de François Sureau mérite l’effort que sa lecture impose, certes, à son lecteur.
Références
- François Sureau, S’en aller, Gallimard, 2024
- François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, 2020
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