Erri_de_Luca_Mikado|Aliette Armel

Un horloger aime se retirer seul, sous sa tente, dans la montagne et près d’une frontière. Il y accueille un soir une jeune tsigane fuyant le mariage forcé que veut lui imposer son peuple gitan. Le vieil homme lui révèle d’autres règles de vie, celles du Mikado en solitaire. Il pratique ce jeu pour exercer la précision de ses doigts mais aussi sa compréhension des rouages et des équilibres du monde.

Et si, en ces temps si difficiles, nous remettions à la mode le jeu de Mikado !  Et si nous suivions Erri de Luca dans son retour vers ce jeu ancestral, source de calme et de patience, en ce moment de l’Histoire où tout exige de nous plus d’attention portée à ce qui nous entoure, de réflexion pour saisir la justesse et écarter le faux, de concentration pour saisir ce qui nous est nécessaire sans faire s’écrouler un de nos édifices planétaires interconnectés. Sans doute inventé par les bouddhistes au V° siècle avant notre ère, le mikado, peut se pratiquer seul ou à plusieurs, en exerçant alors sa capacité à gérer ensemble les infimes mouvements de 41 fragiles baguettes en bois colorées.

Erri de Luca place la rencontre improbable de deux personnes qu’en apparence tout oppose sous l’égide de ces baguettes jetées sur la table par la main du destin… Un vieil horloger. Une jeune fille en fuite. Tsigane et montreuse d’ours, elle croit au pouvoir des mains, des reliefs qui animent leurs paumes, des lignes qui s’y entrecroisent et des signes qui s’y lisent.

Mécanisme horloger du récit

Le récit d’Erri de Luca est construit avec la maîtrise des mécanismes horlogers que dépoussière et régule son personnage masculin. Au centre du livre, une révélation soudaine provoque une rupture apparente. La divulgation de ce secret pourrait faire basculer le roman d’un genre littéraire à l’autre, du dialogue direct et maïeutique – au fil duquel le vieil horloger et la jeune tsigane se révèlent et se transforment l’un par l’autre – vers le roman d’espionnage ponctué de scènes d’actions violentes et haletantes, à l’issue incertaine. Il n’en est rien. L’échange se poursuit, empruntant cette fois le support calme et réfléchi d’une correspondance et d’un cahier retrouvé, transmis au travers d’un circuit complexe. Sont ainsi maintenus à distance tous les enchaînements de risques, de dangers et de fuites émaillant le quotidien des professionnels des jeux de rôle que sont tour à tour devenus les protagonistes du livre. Le texte avance, mu par le mouvement continu d’une exploration du soi, d’une interrogation existentielle et de la définition d’un idéal transformant les aléas de l’existence en apprentissage d’un jeu où il ne suffit pas de gagner : il ne faut pas hésiter à en détourner les règles pour mettre en pratique les exigences de sa propre éthique.

Être vieux, encore !

  • C’est comment d’être vieux ?
  • C’est quand on te parle et qu’on glisse le mot « encore ». Vous travaillez encore ? Vous campez encore, vous faites encore ça et ça ?
    Alors mon mot préféré est devenu « encore ». Si on me demande comment je vais, je réponds « Encore, je suis là. »
Erri_de_Luca_couv_Mikado|Aliette Armel

« Agir doucement sans attirer l’attention »

Chez Erri de Luca, nulle naïveté face aux organisations prétendant régir le chaos du monde ; ni face aux attitudes permettant de se maintenir dans l’élan de la vie : faire « comme si » est une règle de comportement qui s’impose à ses personnages dès l’adolescence. Mais à aucun moment ils ne renoncent à faire du « nous », de la communauté quelle qu’elle soit, un outil de dépassement du soi et de ses limites, d’aide à ceux qui n’ont plus de toit et ont besoin, à chaque étape de l’existence, de retrouver le sens de leur propre destin.

La jeune femme arrivée, une nuit, dans la tente du vieil homme, fuit une communauté, familiale, impitoyable pour ceux qui ne respectent pas ses règles. Adulte, devenue veuve et mère de deux enfants, elle redoute encore d’être retrouvée par un des gitans qui l’ont vu naître, qu’elle a réussi à fuir en prenant la mer : « Avec l’argent de tes cheveux tu t’es acheté un ciré pour travailler à bord, en plus de ton premier livre, un alphabet italien ». Elle adopte, à son tour, les règles d’une autre communauté, celle du Mikado, qu’elle s’approprie à travers la chiromancie, l’art divinatoire pratiqué depuis l’enfance : « la chiromancie lit une ligne à la fois, celles du coeur, de la vie, de la tête, du destin. Le Mikado m’a aidée à ne voir qu’un seul dessin dans l’enchevêtrement. » Le dessin d’un destin qui demeure à la fois cohérent et ouvert à tous les possibles, à travers les rebondissements et les épisodes d’existences particulières qui ne renient rien, jusqu’au bout, jusqu’à la fin… ouverte sur de nouveaux possibles !

« Même vers la fin, la volonté de transformation persiste. Cette vieillesse est un renouveau. »

Références

  • Erri de Luca, Les règles du Mikado, Gallimard, 2024
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  1. Legrand catherine 10 juillet 2024 à 16 h 13 min-Répondre

    Jeu de l’enfance où le délicat équilibre est subitement suivi d’un écroulement par un coup de patte et un éclat de rire . Ou plus tard jeu confidentiel , entremetteur discret entrecroisant des regards et des frôlements de mains , subtil équilibre de la séduction !!

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