19 novembre 2023
Gilles le jardinier
par Nathalie E.O.
Gilles Clément est indubitablement un maître jardinier. Ce texte le présente sous un jour inédit : il initie des voyageurs égarés à l’univers des plantes.
Le texte de Nathalie
Alors qu’ils viennent de dépasser Crozant, la nuit d’été commence à tomber, et la pénombre gagne l’habitacle de la voiture. Celle-ci s’engage dans un chemin creux et boueux, subitement comme aspirée par une végétation sauvage. Le GPS confirme qu’ils doivent poursuivre droit devant, malgré l’appréhension des occupants. Le plus jeune, un adolescent d’une quinzaine d’années, porte un casque sur les oreilles. Il tourne la tête vers le conducteur, plus âgé, avec un air interrogateur et presque hargneux. La voiture débouche dans un vallon herbeux et autour d’eux s’étale un jardin sauvage et empli d’une multitude de végétaux inconnus. Une maison en bois de guingois, en équilibre sur un flanc du vallon, domine un petit cours d’eau invisible.
Le père stoppe le moteur, ils sortent et le jeune enlève ses écouteurs. Ils s’immobilisent une minute, interdits. D’inconnus chuchotements, des froissements, des petits chocs sourds et réguliers viennent jusqu’à eux et emplissent l’air. L’un et l’autre s’engagent dans une allée bordée de hautes ombellifères agitées par la brise du crépuscule. Au détour d’une haie, ils aperçoivent à quelques mètres un homme agenouillé, penché sur la terre. Il semble absorbé dans le désherbage d’un massif, mais ses gestes sont lents et empreints de réflexion. Patiemment, presque rêveusement, il caresse la végétation. Ses mains s’attardent et dégagent une plantule insignifiante, en redressent une autre. Il lève la tête.
Je m’appelle Gilles, je ne sais pas où vous voulez aller, mais apparemment le GPS vous a indiqué un mauvais chemin.
Il jette un coup d’œil furtif au jeune homme et à son père. Puis, sans plus se préoccuper des visiteurs inopinés, il replonge le regard dans la touffe de graminées zébrées qui sinue entre deux troncs tortueux à l’écorce rouge, annelée et brillante.
Il se déplace de quelques centimètres, reprend son étrange manège avec les plantes, prélève quelques fleurs sèches qu’il enfouit dans la terre, palpe les feuilles et les tiges, ôte ici ou là quelques pourpiers charnus qui se répandent jusque dans une allée.
Le jeune homme l’observe, ou plutôt son regard semble aimanté par les mains qui bougent en silence, avec un ordre interne et illisible, une logique qui lui est inconnue, un langage muet qui s’adresse à la terre. Par le contact, le toucher, le jardinier semble écouter un message secret, lire un texte caché.
« Vous voyez, les berces qui se trouvaient dans ce massif l’an dernier se sont déplacées pour s’installer dans la haie que vous avez franchie tout à l’heure. Les euphorbes se sont retrouvées à l’ombre du cerisier du Japon, qui ne leur convenait pas, alors elles ont migré plus loin, pour retrouver le soleil dont elles ont grand besoin. »
« Ici, les plantes vagabondent, elles se ressèment d’année en année en se promenant là où on ne les attend pas…
D’ailleurs, les plantes voyagent depuis des milliers d’années, comme le chêne européen, qui n’est arrivé qu’il y a dix mille ans dans notre continent. Aujourd’hui, l’homme s’offusque de l’arrivée de nouvelles plantes exotiques qui colonisent de nouveaux lieux. Souvent on essaie de les faire disparaître, mais cela n’a pas de sens, il vaudrait mieux les accueillir, leur faire une place. »
Un groupe de petits insectes apparait sur une longue feuille jaune et acérée, ornée d’une unique ligne verte. Gilles attrape une des bestioles et la pose sur la main du garçon. Celui-ci se met à l’observer. De près, les antennes soyeuses s’agitent en tous sens, à la recherche d’un message venu du ciel, d’une énergie circulant dans l’air chaud du soir. Les pattes légères courent sur la peau, la sensation d’accueillir un ami inconnu étreint le garçon.
Gilles reprend son discours : « La nature transforme et invente sans arrêt. Il faut laisser faire, aller dans le sens des énergies en place, et non contre. La Terre est un jardin, et tout ce que nous faisons, même individuellement, a un impact. C’est le rôle du jardinier de comprendre le vivant, les relations entre les êtres, les dépendances, les luttes, les forces… Nous sommes tous des jardiniers. On peut être bon ou mauvais jardinier, on est tous concernés ».
Le garçon observe l’insecte, mais sa tête se tourne légèrement vers la voix. Il écoute, captivé par le monde qu’il entrevoit. Il perçoit un chemin qu’il pourrait emprunter, où il trouverait sa place parmi cette multitude. Un monde réel, loin des figures virtuelles qu’il côtoie de longues heures durant. Un monde physique, de sensations, de sons, abritant des êtres vivants aux capacités insoupçonnées.
Les minutes, et peut être les heures, se sont écoulées. Le père interroge tout à coup :
Pouvez-vous nous indiquer comment repartir ?
Gilles les remet sur la route et la voiture remonte lentement le chemin. Le garçon, songeur, observe avec un œil neuf, ses yeux fouillent la végétation obscure, avides d’un futur possible.
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Exemples de textes écrits en atelier
À l’atelier, les participants produisent un premier jet qu’ils lisent devant les autres. De retour chez eux, ils le reprennent en tenant compte des remarques faites en séance. En voici quelques exemples.
Bravo , ton texte est très poétique et je dirais même qu’il se déguste …avec tous ces détails de textures, de couleurs et les noms comme ombelliféres ou les berces . Je repense alors à un jardin fou en Bretagne . Ton jardinier a fait école