16 septembre 2024
En souvenir de Lise
par Michèle S.
Dans les années 1980, Lise a habité avec la narratrice dans un « shotgun » typique de la Nouvelle-Orléans. La maison s’ouvre devant le lecteur et la mémoire se déploie.
Le texte de Michèle S.
Adolescente, je fus habitée par mes rêves. Adulte, j’ai habité mes rêves. Soit en trente ans, six pays, huit villes et une bonne quinzaine de domiciles.
Si dans mes souvenirs, je faisais le tri de mes adresses et si je décidais d’en mettre une au-dessus du panier, ce serait celle-ci : Camp Street 8448, dans le beau quartier de Garden District au cœur de La Nouvelle-Orléans. Cela faisait deux ans que j’enseignais en Louisiane, une première année à la frontière du Texas, « terre Ku Klux Klan », une seconde, dans une banlieue noire de La Nouvelle-Orléans, dite « middle class » et enfin « le Graal », une école noire « downtown », en ville.
Nous étions une cinquantaine de « French Teachers » francophones (Français, Belges, Québécois et une Suisse) répartis à travers l’État avec des contrats locaux d’une année renouvelable jusqu’à concurrence de trois ans. Nos maigres salaires nous imposaient la cohabitation, mais aussi d’abandonner nos logements fin mai pour en reprendre de nouveaux en septembre. Nous avions tous moins de trente ans, étions célibataires (conditions du contrat) et vivions donc comme des étudiants.
J’ai rencontré Lise, collègue québécoise, à la fin août 1983. Elle cherchait une colocataire. Rapidement nous nous sommes entendues pour louer le premier étage d’une petite maison typiquement louisianaise. Un « shotgun » (un coup de fusil) c’est-à-dire une maison en bois toute en profondeur où les pièces s’enfilent les unes derrière les autres. On accédait à l’étage par une porte sur le côté dont la partie supérieure vitrée était colorée comme un vitrail. L’escalier en bois donnait directement dans la cuisine, entièrement équipée avec l’électroménager volumineux, caractéristique des cuisines américaines. Cette entrée/cuisine formait une sorte de sas entre le salon avec balcon et les deux chambres à l’arrière. La pièce principale s’ouvrait donc sur une galerie recouverte de lattes d’un bleu usé où avait été abandonnée une vieille chaise à bascule. J’ai aussitôt pensé que mon hamac aimerait lui tenir compagnie. Des piliers à la peinture blanche écaillée reposaient sur le feston d’une balustrade en bois.
La Nouvelle-Orléans était à nous !
Lise et moi n’avions aucun meuble. Nos malles métalliques recouvertes de plaids chipés aux compagnies aériennes faisaient office de canapés. Une palette récupérée dans l’arrière-cour d’un supermarché nous servait de table de salon. Empilées les unes sur les autres, des caisses en bois, chinées aux puces, formaient une bibliothèque. Un vieux téléviseur en noir et blanc offert par une famille américaine qui ne concevait pas la vie sans télé, trônait entre les deux portes-fenêtres. Deux chambres de taille inégale donnaient sur une cour : une petite avec penderie et une grande sans penderie. J’optais pour la petite ayant plus de vêtements que Lise alors qu’elle, en bonne canadienne, appréciait l’espace. Nos matelas d’occasion reposaient à même le sol et l’ancienne malle de pensionnat de mon grand frère, ouverte par terre, me servait de commode. Un pupitre d’écolier en bois brut sur lequel je rédigeais mon courrier pendant de longues heures s’appuyait contre la fenêtre à guillotine. Enfin, j’avais punaisé au mur la photo grand format en noir et blanc de Junot, mon boxer chéri, abandonné à ma mère. De fines moustiquaires nous protégeaient tant bien que mal des « roaches », cafards volants, auxquels il fallait s’habituer sur ces territoires marécageux baignés par un climat subtropical. L’air conditionné qui se convertissait en chauffage (pour quelques semaines d’hiver) tournait à plein régime. D’antiques ventilateurs suspendus aux plafonds, animés par d’énormes pales ébène, relayaient les climatiseurs quand la chaleur humide et étouffante s’apaisait.
Lise et moi étions radicalement différentes. Mais le respect et la tolérance s’étaient installés naturellement comme mode de vie entre nous. Elle venait d’une famille nombreuse du nord du Québec et en avait acquis le sens du partage. Élevée en enfant unique, j’avais toujours été attirée par la collectivité. Nous dînions ensemble un soir par semaine pour discuter de la gestion de la maison et mettre cinquante dollars dans notre caisse commune pour les courses. Au fil des dîners hebdomadaires nous avons fait connaissance, appris l’une de l’autre, une amitié était née. Elle aimait le blues et la soul music, moi le jazz. Elle adorait David Bowie, j’étais plus Bruce Springsteen. Elle buvait de la Budweiser, moi du vin californien. Elle fumait des joints et fréquentait des « bad boys »… Nous nous racontions nos aventures sentimentales et nous nous épaulions, si nécessaire, sans jugement, peu importait la situation. La solidarité était toujours là, nous avons connu un avortement pour l’une de nous ; les crises de délire de notre voisin du rez-de-chaussée drogué sous acide, embarqué par la police ; les sérénades alcoolisées d’un de nos prétendants fraîchement écarté. Nous avons partagé des joies et beaucoup de fous rire. Je ris encore de la méchante blague organisée pour un Premier Avril : nous avions convié notre petite communauté à un brunch fantôme. Avant de nous éclipser, nous avions collé un énorme Poisson d’Avril sur la porte d’entrée. Souvenir ému que celui de mon anniversaire où Lise m’avait invitée à un grand spectacle de danse de la compagnie « Alvin Ailey » très en vogue à l’époque et hors de notre budget. C’était une folie, mais un souvenir toujours vivant !
Il faudrait parler aussi des voyages que nous ne faisions pas ensemble, chacune voyageait avec son « chum » (petit ami en québécois) au Mexique et en Amérique Centrale, mais ces voyages nous étaient communs, toutefois.
Elle était de six ans ma cadette et cette différence d’âge à laquelle je n’attachais pas d’importance en avait pour elle. Peut- être un souvenir de sa fratrie, étais-je une grande sœur ? Curieusement mon statut de française comptait aussi. Elle avait été surprise que je lui demande d’habiter avec elle, car, à ses yeux, les Français restaient entre eux. C’est là que j’ai compris pour la première fois que la réputation d’arrogance des Français n’était pas qu’une légende.
Cet épisode louisianais écoulé, chacune est rentrée dans son pays ou partie ailleurs. Nous avons ponctuellement échangé des courriers. Jusqu’à ce que je sois nommée au lycée français d’Ottawa. Une bonne dizaine d’années avaient passé et nous nous sommes retrouvées à l’identique et avec plaisir. Plus tard, elle est passée à Paris, puis nous nous sommes de nouveau perdues de vue.
Jusqu’à ce premier février 2022, où j’ai reçu un mail de Claude Lachance, sa sœur aînée qui avait retrouvé une de mes lettres. Elle m’annonçait le décès de Lise au Costa Rica, où elle vivait.
Références
- Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : Habiter
- Proposition d’écriture : Vous faites le portrait d’une maison (de quelques unes de ses pièces ou de tout l’appartement) et le portrait de ses habitants, l’un et l’autre étant intimement liés.
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Exemples de textes écrits en atelier
À l’atelier, les participants produisent un premier jet qu’ils lisent devant les autres. De retour chez eux, ils le reprennent en tenant compte des remarques faites en séance. En voici quelques exemples.