Calédonienne par son père, métropolitaine par sa mère, Tass, de retour à Nouméa, pénètre les mystères de sa terre paternelle. Elle se révèle une surprenante passeuse pour le lecteur occidental.
La résonance des voix kanaques
Tass est un double « flou » d’Alice Zeniter. L’auteure apparaît d’ailleurs à la fin de son livre, cherchant, comme Tass, à établir la nature de son lien avec la Calédonie, avec ce paradis devenue « colonie pénitentiaire de remplacement » où tant de populations, depuis l’arrivée des colons, se sont mêlées.
Professeure, Tass est mue, comme l’écrivaine, par le désir de transmettre et d’entrer d’abord – pour la faire partager – dans la pensée des peuples premiers de l’archipel, les Kanak qui refusent « d’être considérés comme un vestige archéologique de l’histoire du monde » (Jean-Marie Tjibaou). Pour faire entendre leurs voix, les mots et les concepts occidentaux ne conviennent pas. Il faut faire sentir la moiteur de l’air, le souffle des ancêtres et les réalités invisibles qui passent à travers « les arbres, les pierres, les fondations écroulées et les fleurs de bord de chemin ».
Cette vibration sensible dans laquelle baigne le livre préside également à la découverte par Tass, dans sa classe, de deux jumeaux kanak qui immédiatement la fascinent : elle est envoûtée par la beauté de Célestin, par la force du lien qui l’unit à sa soeur Pénélope, par l’étrangeté de leur subite disparition, mais aussi par la découverte que tous deux portent au poignet un tatouage indépendantiste, « un peu tremblant, un peu chaotique ».
L’invention du terrorisme empathique
En suivant les traces des jumeaux, Tass découvre un groupe créé par un étonnant trio d’adolescents Kanak aux noms improbables : Un Ruisseau, NEP (N’épousera-pas-un-pauvre), et FidR (Fille de la-réussite). Farouchement indépendantistes, ils pratiquent des formes d’actions étranges destinées à déstabiliser les Blancs, ceux qui ont l’argent et le pouvoir, en leur faisant éprouver l’expérience de la dépossession par le vol, par exemple, de leur carte bleue et de l’incompréhension liée à la réappropriation de ce bien par un autre lorsque le voleur achète avec cette carte bancaires des objets absurdes, inutiles, dépourvus d’intérêt et de sens. En suscitant ce « Pourquoi ? » demeurant sans réponse, ces « terroristes empathiques » veulent créer « une expérience empathique de la dépossession qu’aucun but ne peut venir justifier ».
Ces activistes vivent également en dehors des clans, de la coutume, de la transmission de la Sagesse par les Vieux. Ils veulent inventer ainsi une nouvelle forme de structure et de liens sociaux. « Il s’agit d’un authentique programme politique qui vaut celui des autres partis aux intérêts divergents », estime Alice Zeniter. Elle situe l’action de son roman en 2022, après les 3 référendums d’autodétermination qui ont dit non à l’indépendance, avant les émeutes de mai 2024 qui ont placé l’archipel à la Une des actualités de la métropole. Très documenté, son livre transmet aussi une vision personnelle de la situation. Il se fait l’écho du désir des jeunes, partout dans le monde, de se situer en dehors du sens et de la Raison, d’assumer le chaos pour enfin bousculer l’ordre des choses; inverser le rapport entre les perdants de l’Histoire et ceux qui prétendent les gouverner.
Croiser Louise Michel
Lorsqu’Augustin Trapenard a présenté Frapper l’épopée à la Grande Librairie, il a demandé à la comédienne Irène Jacob de lire « Le chant des captifs » de Louise Michel. Après sa participation à la Commune, la militante a été déportée à L’Ile des Pins et elle a été la seule à rendre compte de la condition des bagnards dans ses nombreux textes écrits là-bas. Tass l’évoque fréquemment, comme une figure d’admiration et d’identification : pendant les sept ans passés au bagne, Louise Michel a obtenu de reprendre son métier d’enseignante, en particulier auprès des Kanak adultes.
La révélation de l’identité au fond du trou d’eau
Car l’Histoire ici se révèle, celle de ce territoire si lointain dont les métropolitains persistent à tout ignorer, celle personnelle d’une jeune femme s’interrogeant sur son identité. La Grande Terre elle-même la lui dévoile, alors qu’elle s’est égarée pendant un cyclone, dans un lieu tabou, au fond d’un trou d’au où sont enfouies les images de la Mémoire. Pendant cette épreuve initiatique, en surplomb, Un Ruisseau, NEP et FidR veillent sur Tass, qui se sent enfin appartenir à ce territoire, à cette Kanakie pour laquelle Alice Zeniter a inventé un slogan en forme de rébus : « KNKY XXcra » (Kanaky vaincra) qui dans la dernière ligne du livre devient « MPTH XXcra » (Empathy vaincra).
Références
- Alice Zeniter, « Frapper l’épopée », Flammarion, 350 p., 2024.
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